22 octobre 1914 – Juillet 1932
Peter Kollwitz, le fils cadet de Käthe et Karl Kollwitz, est tué au Front, en Belgique, dans la nuit du 22 au 23 octobre 1914.

Nous publions la transcription d’une conférence donnée en 2014 aux Archives Nationales de France par l’historien américain, Jay Winter.
À l’occasion des commémorations du « Centenaire de la Grande Guerre », la rencontre avait pour thème « L’impact du deuil dans les sociétés du XXe siècle ». Jay Winter avait choisi de parler du long travail de deuil de l’artiste Käthe Kollwitz qui décida de sculpter un monument à la mémoire de son fils, Peter, tombé au Front à l’âge de 18 ans.
« .…Jay Winter est spécialiste de la Première Guerre mondiale et de ses impacts sur le xxe siècle. Il a écrit et codirigé de nombreux ouvrages dont « Sites of Memory, Sites of Mourning (Cambridge Univ. Press). En 1992, il fait partie de l’équipe qui persuade le maire d’Abbeville Max Lejeune de transformer le projet de 1986 de musée de la Première Guerre mondiale en Historial de la Grande Guerre » (Wikipedia)
Jay WINTER – CONFÉRENCE AUX ARCHIVES NATIONALES (France)
6 mars 2014
(Début de l’intervention de Jay Winter : 27’20)
« Je vais vous parler du voyage des parents auprès du corps de leur fils.
Il y a un an, j’ai eu le privilège de voir des objets qui venaient d’entrer aux Archives Nationales : Les carreaux de plâtre couverts de graffiti du camp de Drancy.
Vous présenter une œuvre d’art permet de voir le deuil à l’œuvre et pas seulement un ou des documents qui témoigneraient d’une petite partie du processus de deuil.
Chacun sait que le deuil s’étale dans le temps plus largement que par des étapes strictement énumérées par plusieurs psychanalystes.
L’œuvre de Käthe Kollwitz présente la langue du deuil. De plus, elle présente deux caractéristiques du deuil qui a suivi la Grande Guerre.
La première est la honte des parents qui ont béni leurs enfants à leur départ au front comme engagés volontaires.
Nous voyons ici deux parents à genoux implorant le pardon non seulement de leur fils mais de toute une génération dont la vie a été fauchée. La seconde caractéristique tient dans la différence opérée par le deuil dans le corps d’un homme et dans celui d’une femme.
L’homme, le père, à gauche, est fermé sur lui-même, incapable d’extérioriser ses douleurs qu’il retient contre sa poitrine.
Que voit-on ? C’est la division genrée du deuil de guerre. Cette image émouvante d’un homme et d’une femme séparés par le chagrin, incapables de se soutenir l’un l’autre, masque la disparition de leur fils.
Ce n’était pas du tout une Pietà. La guerre a fait voler la famille en éclats. Dans l’histoire des émotions, peut-on dire que les documents visuels, en 3 dimensions ont plus de force que les documents écrits ? Je laisse la question ouverte.
En 1932, un monument exceptionnel a été érigé au cimetière allemand de Roggeveld près de Vladslo en Belgique flamande. On le doit à Käthe Kollwitz.
Cette sculpture représente son époux et elle-même pleurant leur fils cadet tué sur le front en octobre 1914.
Je ne connais pas de monument dédié à la douleur de ceux qui ont perdu un enfant plus émouvant que cette simple sculpture de pierre où le père et la mère sont à genoux devant la tombe de leur fils. La sculpture ne comporte ni la signature de l’artiste, ni la trace d’un éventuel propriétaire de l’œuvre, ni même un indication qui permettrait de la situer dans l’espace et dans le temps. Elle nous montre la tristesse universelle de deux personnes d’âge mûr entourées par les morts comme un troupeau d’enfants perdus.
L’image est celle de l’artiste elle-même. C’est un autoportrait.
L’histoire du combat qu’elle mena pour commémorer la mort de son fils, Peter, témoigne à la fois de son humanité et de son talent. Elle réalisa là un mémorial intemporel, une œuvre d’art d’une extraordinaire force émotionnelle.
Dans ce monument dédié à son fils, elle porte l’art commémoratif à un niveau bien supérieur à celui de la plupart des artistes de son époque. Käthe Kollwitz avait 47 ans lorsque éclata la Grande Guerre. Elle comptait déjà dans le milieu artistique berlinois.
Ses lithographies « La Révolte des Tisserands » et « La Guerre des Paysans » avaient fait d’elle un graveur renommé et le poète par excellence des souffrances du peuple.
Elle était la petite-fille d’un pasteur de Königsberg dont le puissant sentiment de devoir inspire toute son œuvre.
Son époux, médecin (c’est aussi un portrait de lui) travaillait dans le quartier pauvre de
Prenzlauer Berg à Berlin où Käthe prit conscience des privations, des maladies, des drames de la population ouvrière qu’elle chercha ensuite à exprimer dans son art.
Elle souhaitait éviter tout formalisme et toute sophistication et privilégier le dessin et la gravure par souci de simplification et pour rendre immédiatement accessible l’humanité des sujets qu’elle traitait. Ses dessins sur la vie présente et passée de la classe ouvrière montrent qu’elle croyait à la nécessité de donner à toute chose une forme des plus concises de sorte que ce qui est essentiel soit fortement mis en valeur et que tout le reste passe à l’arrière-plan. Peter Kollwitz s’engagea très tôt dans la guerre et fut tué le 23 octobre 1914, à l’âge de 18 ans près de Langemark. En Allemagne, ce nom de Langemark devint immédiatement synonyme du sacrifice idéaliste de la jeunesse du pays.
Käthe Kollwitz annonça la nouvelle à l’une de ses amies par ce mot touchant :
« Ton joli châle ne réchauffera plus notre enfant ». À une autre elle confia : « Il y a dans nos vies une blessure qui ne pourra jamais se refermer et ne le doit pas ». En décembre 1914, elle avait conçu l’idée de réaliser une œuvre qui commémorerait le sacrifice de tous les jeunes volontaires. Son fils serait représenté le corps étendu, le père près de la tête, la mère à ses pieds. Elle pensa d’abord l’installer sur les hauteurs de Schilthorn.
Le temps passant, elle esquissa d’autres projets, tantôt plaçant Peter au-dessus de ses parents, tantôt montrant les parents à genoux, leur fils dans les bras, ou encore enveloppant le corps du jeune homme dans une couverture. Puis, elle envisagea l’idée qu’un bas-relief représentant les parents fût placé sur sa tombe près de l’entrée du cimetière de guerre où son fils était enterré. C’est au cours du mois de novembre 1917 que le bas-relief se transforme en sculptures. Les parents à genoux devant le tombeau de l’enfant, inclinés l’un contre l’autre, la tête de la mère posée sur l’épaule du père. Ils n’ont jamais envisagé de rapatrier le corps à Berlin.
En 1919, mécontente de toutes ses esquisses, Käthe Kollwitz mis temporairement son projet de côté. Elle était décidée à ne la reprendre que lorsqu’elle y verrait définitivement plus clair. « Je reviendrai, je finirai ce travail pour toi, pour toi et pour tous les autres », note-t-elle dans son journal en juin de cette année-là. Ce qu’elle fit cinq ans plus tard.
Son idée était alors de faire la sculpture d’un couple de parents à genoux devant la tombe de leur fils et de placer à l’entrée du cimetière ces deux figures monumentales sur le modèle égyptien par lesquelles passeraient les visiteurs.
En octobre 1925, elle commença à sculpter le couple. L’année suivante, en juin, alors qu’elle visitait avec son époux le cimetière de guerre allemand de Roggevelde, elle eut une nouvelle idée. « Le cimetière est proche de la grand’route. L’entrée est une simple ouverture faite dans la haie qui l’entoure. Il est fermé par du fil barbelé. Quelle impression ! Une succession de croix de bois et, sur chaque tombe, ou presque, une petite croix de bois jaune. Au centre, une petite plaque portant noms et numéros. C’est ainsi que nous avons trouvé notre tombe. Nous avons cueilli trois petites roses à un églantier sauvage en fleurs, les avons posées sur le sol à côté de la croix ».Tout ce qui reste de lui repose ici dans cette tombe toute simple. Nous avons cherché où il serait possible de placer mes personnages sculptés. J’ai pensé que le mieux serait de les placer à l’entrée, le long de la haie. Ils auraient tout le cimetière devant eux. Heureusement, il n’y a pas une seule statue dans le cimetière. Il en émane une impression générale de sévérité et de solitude. Tout est tranquille et les alouettes chantent gaiement ».
Le projet l’occupa encore plusieurs années et, ce n’est seulement qu’en avril 1931 qu’elle put le considérer comme abouti. « Peter, je te l’apporterai ».
Son travail fut exposé à la Galerie Nationale de Berlin avant d’être transporté en Belgique où il fut installé, non pas à l’entrée mais à côté de la tombe de son fils. Juste à côté du cimetière de Vladslo où l’ensemble des tombes a été déménagé dans les années 50. On peut encore les voir aujourd’hui. Le mémorial de Käthe Kollwitz est une offrande faite à son fils mort pour sa patrie. Elle ne put l’achever que 18 ans après qu’il eut disparu. Cela en dit long sur le processus de deuil qu’elle exprime de façon si émouvante dans son journal et dans son œuvre.
Voici ce qu’elle écrivait le 31 décembre 1914 : « Mon Peter, j’essaie de te rester fidèle, qu’est-ce que cela signifie ? Aimer mon pays à ma façon, comme tu l’as aimé à la tienne, et faire en sorte que cet amour se concrétise. M’occuper des jeunes gens et leur être fidèle. Et puis, je dois faire mon travail. Ce travail, mon enfant, dont tu fus privé. Je veux aussi honorer Dieu dans mon œuvre, ce qui veut dire que je veux être honnête, vraie et sincère. Quand j’essaie d’être ainsi, mon Cher Peter, je te demande d’être près de moi, de m’aider, de te montrer à moi. Je sais que tu es présent mais je ne te vois que vaguement comme si tu étais dans un brouillard. Reste avec moi ! »
Elle passait des heures, assise dans la chambre de son fils. En octobre 1916, elle écrivit encore : « Je puis sentir l’être de Peter. Il me console, il m’aide dans mon travail ».
Elle rejetait l’idée que les esprits puissent revenir ici-bas mais croyait que l’on pouvait établir une connexion ici dans la vie des sens entre la personne physique vivante et l’essence d’une personne physiquement morte. Appelez ça de la théosophie, du mysticisme, ce n’était pas moins vrai. « Je l’ai senti mon garçon, bien des fois ».
Même quand la douleur de la perte commença à s’apaiser, elle continua à parler à son enfant mort, en particulier, quand elle travaillait sur le mémorial. Et son fils ne cessa de hanter ses rêves. Comme d’autres parents à travers le monde, elle sentait réellement sa présence.
Ce qui confère au deuil de Käthe Kollwitz une dimension supplémentaire, c’est le sentiment de culpabilité qui l’anime. Le remord de la génération précédente pour le massacre des plus jeunes. Ce sentiment était né en elle de la décision de son fils de se porter volontaire en 1914, mais son attitude pleine d’appréhension restait néanmoins positive. Elle avait une vision internationaliste et n’aimait pas l’arrogance de l’Allemagne officielle. Mais, comme elle le répéta souvent, elle croyait que l’intérêt personnel devait s’effacer devant le devoir de nature supérieure. Bien avant 1914, elle estimait déjà, avec Hegel et d’autres, que la Patrie est le fondement de la vie individuelle. Elle savait que son fils s’était engagé par patriotisme, le cœur pur, pour l’amour d’une idée, d’une obligation, ce qui ne l’avait pas empêché de pleurer amèrement son départ. Plus tard, pendant la guerre, quand elle comprit que cet idéalisme était hors de propos et que son fils s’était sacrifié pour rien, elle en conçut une grande douleur.
Elle commença à s’éloigner de lui. « Ma foi en toi s’est-elle brisée, Peter, demande-t-elle ainsi en octobre 1916, si je ne vois plus dans la guerre que folie ? » Il était mort en croyant dans son pays, comment sa mère pouvait-elle trahir cette croyance ? Et comprendre que la guerre n’avait été qu’une entreprise futile, c’est reconnaître encore plus douloureusement que c’est son fils et toute sa génération qui avaient été trahis.
Cette idée était terrible, mais elle sut la regarder en face pour lui donner une forme artistique en trois dimensions. C’est une des raisons pour lesquelles il lui fallut tant de temps pour réaliser ce monument et qu’elle s’y représente elle-même aux côtés de son époux à genoux devant la tombe de leur fils. Ils étaient là pour lui demander de leur pardonner leur incapacité à trouver une autre issue, leur échec à empêcher la folie de la guerre qui avait mis fin à sa vie.
Käthe Kollwitz parle aussi dans son journal de son besoin de s’agenouiller et de laisser passer Peter à travers elle. « Sentir que je ne fais plus qu’une avec lui ». Cette forme de prière était d’une grande importance pour elle. Elle montrait que, malgré la profondeur de son chagrin, elle n’avait jamais renoncé à sa foi humaniste et chrétienne.
Ils forment tous les trois un triptyque et montrent un corps qui ressemble beaucoup au « Christ mort » de Holbein.
En 1903, elle réalisa une gravure intitulée « Femme avec un enfant mort » (Pietà), et devint célèbre pour les images représentant des mères et leurs enfants. L’une de ses gravures les plus émouvantes représente une femme aux traits primitifs tenant dans ses bras un enfant mort, pour qui son fils Peter (alors âgé de 4 ans) avait, de manière incroyable, servi de modèle. Mais, c’est sans doute dans son œuvre gravée (1920) pour la mort de Karl Liebknecht, assassiné en 1919, où elle s’attarde plus sur la souffrance des ouvriers que sur celle du chef assassiné, que ce thème, emprunté aux lamentations chrétiennes, trouve son expression la plus aboutie.
Nous voyons ici toute l’influence de la sculpture chrétienne d’Ernst Barlach, dont Kollwitz admirera plus tard le mémorial de la guerre dans la cathédrale de Güstrow. C’est le visage de Käthe Kollwitz que Barlach a choisi pour son ange.
Le « Marie et Élisabeth » de Käthe Kollwitz est issu de la « Contemplation », peinture religieuse attribuée à Konrad Witz, que l’on trouve à la Galerie d’Art de Berlin – Dahlem.
Ce retour à la Renaissance allemande n’avait, dans la période d’après-guerre, rien d’exceptionnel. Ce qui distinguait le mémorial de Kollwitz de tant d’autres, d’inspiration religieuse ou non, c’était sa grande simplicité et sa capacité à échapper à toute école artistique et à toute idéologie.
Le mémorial à son fils Peter était habité d’une intemporalité issue du talent même de l’artiste qui avait su prendre un ancien cadre religieux et l’adapter à une catastrophe vraiment moderne.
Lorsque j’ai vu ce mémorial, il tombait une légère bruine comme il arrive très souvent dans cette région de Belgique. Le résultat était extraordinaire. J’ai été là avec mes étudiants une dizaine de fois, et, à chaque fois, c’est la même chose, le résultat est extraordinaire. J’avais devant moi deux personnages de granit, penchés en avant, le visage ruisselant de pluie. Je ne sais pas si elle sut qu’il serait inévitable que les sculptures soient vivantes de cette manière.
À Vladslo, à genoux, Käthe kollwitz incarne une famille dont nous faisons tous partie. C’est la famille réunie dans le cimetière, pas du tout à la maison et c’est sans doute exactement ce qu’elle avait souhaité. Le plus intime et aussi le plus universel.
Le fait d’avoir placé ce mémorial dans le cimetière militaire où son fils avait été enterré, c’était convier l’humanité à une ultime réunion de famille, là, à un avant-goût de ce que, conformément à la foi religieuse, le destin nous réserve à tous, à un moment ou à un autre.
Ce sentiment de complétude, de consolation, de transcendance apparaît de façon transparente dans la manière dont elle raconte la dernière visite qu’elle fit au mémorial en 1932. Elle y était venue seule avec son époux : « Nous nous sommes avancés vers les figures de la tombe de Peter et tout semblait vivant, tout semblait complètement senti. Je restais devant la femme et je regardais mon propre visage puis je pleurais et caressais mes joues. Karl se tenait près de moi, je ne m’en rendis même pas compte. Je l’entendis murmurer « Oui, oui ». Comme nous étions proches l’un de l’autre à cet instant ».
Peter Kollwitz a été tué à 18 ans en1914. Presque trente ans après, en octobre 1942, la famille Kollwitz a subi une deuxième disparition en Russie. Le petit-fils de Käthe Kollwitz, le fils de son fils aîné, nommé Peter aussi en mémoire du premier, a été tué sur le Front de l’Est pendant la seconde guerre mondiale. (Pendant la terrible bataille de Rschew/Rjev en Russie à 200 km de Moscou).
Käthe Kollwitz est morte de chagrin en 1945.
En 2015, une copie exacte de ce monument de Vladslo sera placée en Russie* dans le cimetière militaire dans lequel les restes de son petit-fils, Peter, (1921-1942) viennent d’être identifiés. (*Ce qui a été fait en septembre 2014).
La famille Kollwitz a été mutilée deux fois par la violence des guerres. C’est un siècle de deuil, la longue durée du deuil qui s’achève face à ce monument extraordinaire conçu par une mère pour son fils. »
(Transcription : Maryse Magnier)
N.B. Une copie des « Parents Éplorés » « Die Trauernden Eltern » a été érigée en 1959 dans les ruines de l’église Sankt Alban à Cologne.
En 2014, les citations reprises par Jay Winter sont extraites du Journal de Käthe Kollwitz qui a depuis été entièrement traduit par Sylvie Pertoci et publié aux Éditions « L’Atelier Contemporain » en 2019 sous le titre « Mais il faut pourtant que je travaille ». http://editionslateliercontemporain.net/collections/ecrits-d-artistes/article/mais-il-faut-pourtant-que-je-travaille
À relire notre article du 28 juin 2016 : « La Guerre et la Mémoire des Hommes » https://kaethekollwitz.org/2016/06/28/la-guerre-de-la-memoire-et-des-hommes/