Le thème révolutionnaire connaît son apogée chez l’artiste avec le cycle de « la Guerre des Paysans ».
C’est la galerie d’art d’Emil Richter de Dresde qui va acquérir l’exclusivité du droit de vente pour cette série dont la diffusion a nettement contribué à faire connaître Käthe Kollwitz. Entre 1908 et 1910, Emil Richter va acquérir le droit exclusif d’éditer toutes les nouvelles créations de l’artiste.
Käthe Kollwitz reçut le prix Villa-Romana institué par Max Klinger pour son deuxième cycle « La Guerre des Paysans » (1901-1908) pour le compte de la fondation d’art « Verbindung für historische Kunst » (association de l’art historique). La trame du cycle est assez similaire au cycle « La Révolte des Tisserands ». Elle trouve son origine dans l’oppression et le déni des droits des paysans.
Käthe Kollwitz en témoigne par le premier feuillet « Laboureurs » qui montre un père et son fils attelés à la charrue comme des bêtes de somme, et par le deuxième « Violée » centré sur une paysanne violentée, étendue dans son potager dévasté. Les plantes piétinées et saccagées – le rendu détaillé de la nature est singulière dans l’œuvre de Käthe Kollwitz – symbolisent la vie anéantie de la femme.
Le troisième feuillet « Battant la Faux » thématise la décision mûrie de résister, de manière analogue au cycle «La Révolte des Tisserands ». Cette décision est incarnée par une femme seule qui bat sa faux pour l’aiguiser, geste lourd de sens.
Avec « Armement sous une Voûte » se prépare la révolte qui trouve son apogée dans « Soulèvement ». La femme qui galvanise les paysans est la « Métayère noire » (Schwarze Anna) que Käthe Kollwitz reprit d’une figure historique avérée durant la révolte paysanne.
Le cycle s’achève ensuite, comme celui des tisserands, sur l’effondrement du soulèvement mis en scène dans les deux derniers feuillets : la nuit qui suit l’affrontement, une femme cherche son fils tombé parmi les morts sur le « Champ de Bataille », à la lueur d’une lanterne. « Les Prisonniers », les paysans rassemblés et entravés, attendent leur exécution.
Les Laboureurs, feuillet 1 du cycle „La Guerre des Paysans”, 1907, gravure au trait, pointe sèche, aquatinte, reservage, émeri, paquet d’aiguilles et vernis mou avec impression sur papier Ziegler à réimpression, Kn 99 (Kl 94 IX b) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Violée, feuillet 2 du cycle „La Guerre des Paysans”, 1907/08, gravure au trait, pointe sèche, émeri, reservage ainsi que vernis mou avec avec impression sur étoffe et papier Ziegler à réimpression, Kn 101 (Kl 97) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Battant la Faux, feuillet 3 du cycle „La Guerre des Paysans”, 1905, gravure au trait, pointe sèche, émeri, aquatinte ainsi que vernis mou avec impression sur papier à la cuve et papier Ziegler à réimpression, Kn 88 X b (Kl 90 IX) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Armement sous une Voûte, feuillet 4 du cycle „La Guerre des Paysans”, 1906, eau forte bicolore avec gravure au trait, pointe sèche, aquatinte et vernis mou avec impression sur papier Ziegler à réimpression, Kn 96 (Kl 95) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Käthe Kollwitz, Soulèvement, feuillet 5 du cycle de « La Guerre des Paysans », 1902/03, gravure au trait, pointe sèche, aquatinte, réservage vernis mou et report avec impression de deux étoffes et papier transfert, Kn 70 (Kl 66) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Champ de Bataille, feuillet 6 du cycle „La Guerre des Paysans”, 1907, gravure au trait, pointe sèche, aquatinte, émeri ainsi que vernis mou avec impression sur papier à la cuve structuré et papier Ziegler à réimpression, Kn 100 (Kl 96) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Les Prisonniers, feuillet 7 du cycle „La Guerre des Paysans”, 1908, cliché au trait, pointe sèche, émeri, vernis mou avec impression sur étoffe et papier Ziegler à réimpression, Kn 102 (Kl 98) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Maryse Magnier
Misère, feuillet 1 du cycle « La Révolte des Tisserands », 1893-97, lithographie au crayon et à la plume, racloir et technique de grattage, Kn 33 II (Kl 34 II a) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Käthe Kollwitz, depuis l’enfance, a baigné dans un contexte familial propice à la réflexion. Elle s’imprègne de littérature allemande, russe, anglaise et française. Le soir, son père lit à haute voix les poètes révolutionnaires de mars (1848) et ils jouent avec ses enfants les grands classiques du théâtre européen.
Käthe Kollwitz est une enfant de la littérature, de la poésie et du théâtre. Le théâtre qui est encore, à la manière grecque, le lieu des grandes interrogations humaines.
A Berlin, Elle fréquente la «Freie Volksbühne» (la Scène Populaire Libre) , créée par son frère Konrad Schmidt sous forme associative qui lui permet d’échapper à la censure.
La «Freie Volksbühne» est créée sur le modèle de la «Freie Bühne» mais à la différence de celle-ci, il s’agissait non seulement de prendre position esthétiquement mais aussi de donner la possibilité au prolétariat de faire connaissance avec l’art théâtral.
En 1893, elle y découvre une pièce de Gerhard Hauptmann «La Révolte des Tisserands» qui décrit la révolte des tisserands de Silésie contre la famine en 1844.
En cette fin de XIXe siècle, marquée par les conflits sociaux de l’époque de Bismarck, «La Révolte des Tisserands», cycle d’art engagé, devient un symbole de lutte contre l’oppression ouvrière par les forces libérales. Gerhart Hauptmann en fait le thème de sa pièce «Die Weber», créée le 23 février 1893 à la «Freie Volksbühne».
«L’effet était bouleversant (…) Cette représentation a été un événement clef dans mon travail». (Rückblick auf frühere Zeit, 1941).
Elle commence à travailler sur un cycle de gravures qui annonce les grands thèmes de l’artiste : les luttes sociales, la condition du prolétariat, la mère et l’enfant, la mort.
Le sujet traité apparaît hautement subversif, d’autant qu’il évoque les événements qui ont prévalu à la naissance du socialisme en Allemagne.
Lorsqu’elle présente «La Révolte des Tisserands» à Berlin lors de la Grosse Berliner Kunstausstellung de 1898, Adolph von Menzel, avec le soutien de Max Liebermann, propose Käthe Kollwitz pour la médaille d’or. L’Empereur Guillaume II la lui refuse.
(Silke Schmickl – L’histoire par l’image).
Ainsi que le reconnut l’artiste elle-même en 1941, le cycle des « Tisserands », élaboré entre 1893 et 1897 a été son œuvre la plus connue de son vivant.
L’artiste choisit tout d’abord de réaliser trois œuvres par procédé lithographique en raison d’une incertitude technique, avant de parvenir à créer les trois dernières gravures à l’eau-forte. Les deux feuillets introductifs illustraient les causes de la révolte, issues de l’indigence matérielle des tisserands.
La première estampe « Misère » expose le désespoir muet d’une mère penchée sur son enfant malade, déjà marqué par la mort imminente.
Le deuxième feuillet traite de la « Mort », laquelle vient ravir une femme à sa famille ; l’écuelle renversée sur la table ne fait aucun doute sur la cause de la mort.
La troisième lithographie « Conspiration » a pour sujet la fomentation de la révolte. Elle montre quatre hommes en conciliabule au bout d’une table.
Les trois dernières estampes représentent le déclenchement, le point culminant et l’effondrement de la révolte :
Celle-ci débute dans le quatrième feuillet par la « Marche des Tisserands » vers la maison de l’exploiteur devant laquelle, comme le montre le cinquième motif, s’organise une « Émeute ». La dernière eau-forte, la « Fin » traduit l’écrasement manu militari de la révolte : deux femmes pleurent les morts, dont un qui est transporté à l’intérieur de la pièce. De la vapeur de poudre dénote la poursuite des combats.
Mort, feuillet 2 du cycle « La Révolte des Tisserands », 1893-97, lithographie au crayon et au pinceau ainsi qu’à la plume, racloir et à technique de grattage, Kn 34 A a (Kl 35 II a) ©VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Conspiration, feuillet 3 du cycle « La Révolte des Tisserands », 1893-97, lithographie au crayon, racloir et à technique de grattage, Kn 35 A II a (Kl 36 b) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Marche des Tisserands, feuillet 4 du cycle « La Révolte des Tisserands », 1893-97, cliché au trait et émeri, Kn 36 II a (Kl 32 I a) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Emeute, feuillet 5 du cycle « La Révolte des Tisserands », 1893-97, cliché au trait et émeri, Kn 37 II a (Kl 33 II a) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Fin, feuillet 6 du cycle « La Révolte des Tisserands », 1893-97, cliché au trait, aquatinte, émeri et grattoir, Kn 38 II a (Kl 37 II) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Maryse Magnier
«Tout va de mal en pis. Des pillages et des tentatives de pogromes. La Bavière en état de guerre contre l’Allemagne du Nord. La famine ! 140 milliards pour un pain ! Puis le prix est ramené à 80 milliards. (…) La famine, la famine partout. Les chômeurs affluent dans les rues.»
(Die Tagebücher, fin novembre 1923, p. 563).
L’engagement social et politique de Käthe Kollwitz (et de Karl, son mari) envers les plus démunis ne faiblit pas, malgré la douleur d’avoir perdu son jeune fils à la guerre et d’avoir vu disparaître «la fine fleur de la jeunesse du monde» dans cette guerre effroyable et inutile. Elle fait face.
Elle répondra à toutes les demandes qui lui seront faites par les organisations internationales, humanitaires et pacifistes, et par les syndicats pour alerter sur la situation épouvantable de l’Allemagne mais également de l’Europe dans l’immédiat après-guerre.
Tout comme son engagement, la puissance de son trait est reconnue.
«Quand je m’implique au sein d’une communauté internationale contre la guerre, je suis envahie d’un sentiment de chaleur et de satisfaction (…) Je suis heureuse que mon art ait un objectif, en dehors de l’Art pour l’Art. J’accepte qu’il soit mis au service de causes.»
(Die Tagebücher, 4.12.1922, p. 542).
Depuis l’adolescence, elle a cherché «la nouvelle forme la plus adéquate pour un nouveau message».
Elle est graveur, lithographe autant que dessinatrice et elle a fait le choix de ces «formes» pour diffuser son message d’humanité au plus grand nombre.
Tout naturellement, très tôt, l’affiche s’impose à elle.
La série d’affiches qu’elle réalisera à partir de 1920 l’aidera à surmonter sa propre souffrance, elle qui a toujours refusé de s’apitoyer sur son sort quand la souffrance est le lot de tous.
«Je veux agir en ces temps où les hommes sont si désemparés et ont tant besoin d’aide.
Et je veux continuer ainsi de longues années comme je le fais aujourd’hui ».
(Die Tagebücher, 4.12.1922, p. 542).
Ainsi, elle participera aux campagnes contre la faim :
« Les Enfants d’Allemagne meurent de Faim ! », 1923
Cette affiche compte aujourd’hui parmi les plus connues de l’artiste. Elle a été créée en 1923 à la demande du «Secours Ouvrier International» contre la misère d’après-guerre en Allemagne due à l’inflation.
Les enfants aux traits émaciés, aux cernes noirs, tendent leurs écuelles dans un geste implorant.
(En 1911, Käthe Kollwitz avait déjà représenté des enfants tendant des bols à soupe vides dans un tract du SPD en vue des élections au Reichstag en 1911/12).
Le parti pris d’une lithographie au crayon et d’un slogan manuscrit renforce le message de dénuement et d’urgence. On retrouve ici la volonté de l’artiste d’adapter la technique et le support à son message.
En 1920, répondant à l’appel du programme d’aide pour Vienne (Autriche), elle accepte de réaliser une affiche «Les Enfants de Vienne meurent de faim !».
«Je viens encore d’accepter de faire une affiche pour un programme important d’aide à Vienne.
(….) Je veux montrer la Mort. La mort qui brandit le fouet de la famine – les gens, hommes, femmes et enfants, ployés très bas, criant et gémissant, essaient de lui échapper. (…)
Pendant que je pleurais avec les enfants terrifiés que j’étais en train de dessiner, j’ai vraiment ressenti le terrible fardeau que je porte. J’ai senti que je n’avais pas le droit de fuir la responsabilité d’être un porte-parole. Il est de mon devoir d’être la voix de la souffrance des hommes, de cette énorme montagne de souffrances sans fin. Voici la tâche que je me suis assignée, mais elle n’est pas facile à exécuter. Mon travail est censé apporter un soulagement. Mais qu’en est-il de celui-ci quand, en dépit de mon affiche le peuple de Vienne meurt de faim chaque jour.
Me suis-je sentie soulagée quand j’ai réalisé les gravures contre la guerre alors que je savais qu’elle faisait toujours rage ? Certainement pas. (…). 05/01/1920 Die Tagebücher. p. 449
Mais l’engagement humaniste de Käthe Kollwitz pour un monde meilleur, pour la solidarité entre les hommes, a commencé bien avant la guerre. Celle-ci n’a fait qu’exacerber sa détermination à agir au cours de ces années de famine et de désordre moral de la société de l’immédiat après-guerre.
Elle formalise ainsi ce qu’elle a toujours fait. Répondre aux demandes de soutien des populations démunies et de sensibilisation de tous – politiques ou citoyens – aux enjeux sociaux et humanitaires en mettant son art au service de ceux qui n’ont pas de voix.
Avec ce courage extraordinaire qui la caractérise, elle osera montrer l’autre face du monde et ne sera jamais condescendante dans la représentation du peuple et jamais complaisante envers les autorités.
Après leur mariage en 1891, Käthe et Karl Kollwitz s’installent à Berlin dans le quartier ouvrier de Prenzlauer Berg au nord-est de la capitale.
Les lois anti-socialistes (1878-1890) viennent d’être abrogées et devant la formidable ascension du Parti Socialiste Allemand, qui n’a cessé de recueillir des adhésions, Bismark vient de créer un système d’assurance sociale. Karl Kollwitz est membre du SPD créé en 1875. Il choisit de devenir médecin de la Caisse des Tailleurs cogérée par le SPD.
Käthe et Karl Kollwitz sont ainsi témoins directs et quotidiens de la situation dramatique du prolétariat de Berlin et plus particulièrement du sort des femmes et mères de la classe ouvrière.
Dans des logements insalubres, mal éclairés et aérés, les femmes, les mères et souvent leurs enfants de tous âges, travaillent ensemble de longues journées épuisantes, à des tâches non qualifiées et extrêmement peu rémunérées.
Les mères, malgré leurs efforts et leur courage, arrivent difficilement à nourrir leurs familles. Elles sont souvent seules à apporter leur maigre contribution au foyer. Les hommes passent d’un employeur à l’autre ou sont au chômage et sombrent dans l’alcoolisme.
Berlin est le centre du travail à domicile pour l’industrie du vêtement. En 1900, on y produisait 90% de la confection féminine, 3/4 de celle pour les garçons et 1/4 de la confection masculine. 60 à 65.000 femmes sur 100.000 ouvrières travaillaient à domicile.
En 1906, Käthe Kollwitz dessine une affiche pour l’exposition sur le travail à domicile.
L’exposition visait à encourager le travail à domicile et à en donner une vision idyllique «Mères, vous travaillez chez vous et vous pouvez ainsi vous occuper de vos enfants».
Käthe Kollwitz décide de montrer le vrai visage de cet esclavage moderne dont elle est le témoin.
Elle présente le visage, au sens propre, décharné, triste, sans espoir, d’une femme sans âge. Ses traits découpés par la misère et ses cernes noirs sont éclairés à la lueur d’une bougie.
« Pour le Grand Berlin », 1912, lithographie au crayon et au pinceau (report), Kn 122 (Kl 119 II) © VG Bild-Kunst, Bonn 2006
L’Impératrice, marraine de l’exposition, refuse d’aller à l’exposition aussi longtemps que «cet art des caniveaux» y sera affiché.
Sur une gravure de l’époque, elle figure elle-même en habits d’apparat avec tous les insignes de son rang, la montrant, protectrice, entourée d’enfants avec le slogan «Notre Mère à Tous !».
« Pour le Grand Berlin », 1912
« Pour le Grand Berlin », 1912, lithographie au crayon et au pinceau (report), Kn 122 (Kl 119 II) © VG Bild-Kunst, Bonn 2006
Tout comme sa première affiche pour l’exposition sur les travaux à domicile en 1906, la deuxième pour le « Grand Berlin » suscita une vive polémique. L’affiche annonçait un rassemblement contre la pénurie des logements à Berlin : « 600.000 personnes dans le Grand-Berlin vivent dans des logements où chaque pièce héberge 5 voire davantage de personnes. Des centaines de milliers d’enfants n’ont pas d’aires de jeux. »
L’affiche représente une fillette à l’air grave tenant sa petite sœur dans les bras, dans une arrière-cour maussade où est planté un panneau très répandu à l’époque : « Il est interdit de jouer dans les cours et cages d’escalier. » En dépit du fait que l’artiste ait renoncé dans la version définitive au rôle accusateur d’un petit garçon qui, en raison du manque de jeux, s’amuse avec un couvercle de canalisation, le préfet de police de Berlin fit retirer l’affiche pour incitation à la haine des classes.
(Contrairement aux affiches plus tardives, Käthe Kollwitz semble n’avoir pris aucune part de décision dans la rédaction de la légende. Les lettres sont un peu trop grandes par rapport au dessin et sont étalées trop près des têtes du groupe d’enfants. L’artiste constata elle-même dans une lettre adressée à son fils Hans que : « l’affiche contre les logements collectifs n’a malheureusement pas d’effet de distanciation et se trouve entièrement compactée par le texte. J’en suis très insatisfaite. » (Traduit de : Briefe an den Sohn, 3.3.1912).)
Au cours des premières années du XXe siècle qui vivent des crises récurrentes, Käthe Kollwitz publie quatorze dessins dans le journal satirique «Simplicissimus» pour témoigner de la misère du prolétariat allemand.
« L’obligation de terminer tout en un minimum de temps, la nécessité de devoir exprimer quelque chose de manière populaire et aussi la possibilité, – car comme c’est pour le « Simpel » – de pouvoir préserver une dimension artistique mais aussi tout d’abord le fait de pouvoir exprimer devant un large public les raisons qui me poussent à faire ce que je fais et ce qui n’a pas encore été assez dit : les nombreuses tragédies silencieuses et bruyantes des grands centres urbains – tout ceci rend mon travail infiniment agréable. » Traduit de : Bonus-Jeep, Sechzig Jahre Freundschaft
Ses dessins sont toujours en prise avec les dures réalités d’une société industrielle sans merci. Ils montrent l’âpreté de la vie quotidienne du prolétariat et surtout de la vie des ouvrières.
Käthe Kollwitz, Chez le Docteur, feuillet 3 de la série tableaux sur la misère, publiée dans Simplicissimus, 29.11.1909 (14ème année, p. 587), 1908/09, crayon noir sur papier Ingres à la cuve, N/T 475 © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Maryse Magnier
Parallèlement à ce long travail de commémoration, ces sculptures de deux parents en deuil, prostrés dans leur douleur et leur culpabilité, Käthe Kollwitz entame un cycle de gravures sur le thème de la guerre.
Plus que jamais, elle veut expliquer à elle-même et au monde ce qui a conduit à ce massacre mondial du futur de l’humanité. Elle veut démythifier cette guerre-là mais aussi toutes les guerres et montrer, lucidement et sans artefact, ce qui reste de ces massacres.
Sur ce thème et avec un grand courage, elle va créer une œuvre forte qui aboutira à un cycle de dessins, de gravures, d’estampes et des lithographies qu’elle entame dès janvier 1918.
« Je suis occupée à la réalisation d’une œuvre dont l’idée (…) me travaillait déjà depuis 1914 (…). Jusqu’à maintenant je n’avais que quelques dessins que je n’avais jamais montrés à personne et dessinés dans les larmes. En dehors du fait que je ne pensais pas du tout à des travaux de dessin pendant les prochaines années, il existait encore bien deux autres raisons qui expliquent le fait que je repoussais toujours plus loin cette idée. Tout d’abord la peur de sortir qui résulte de toutes les expériences que j’ai vécues au plus profond de moi (…) et ensuite le sentiment de travail gâché réalisé à l’atelier (…) par rapport à cette vie et à la mort. » Traduit de : Briefe an den Sohn (lettres au fils) du 31.1.1918
Travail qu’elle poursuivra jusqu’en 1922.
Elle a lu les témoignages de témoins directs des horreurs des tranchées, des massacres, de cette immonde boucherie, mais elle ne pourra donner que la vision de «l’arrière», mais celle-ci sera aussi, sinon plus bouleversante que la vision d’artistes comme Dix et Grosz.
Contrairement à d’autres artistes, elle transcende l’expérience personnelle pour aller vers l’universel et appeler à une véritable réflexion pour l’avenir.
Sa démarche ira, au-delà du simple témoignage sur la guerre, vers une représentation du monde dévasté d’après-guerre particulièrement cruel pour l’Allemagne défaite militairement mais également sur le plan moral et éthique.
Les deux feuillets introductifs thématisent le sacrifice que les mères et les soldats volontaires font pendant la guerre. Le premier feuillet représente une mère à laquelle on va arracher son enfant. Cette mère n’offre pas son enfant au sacrifice, soumise au divin comme Abraham. Elle ne le présente pas à l’offrande, elle lui fait un berceau de ses bras mais, dépouillée de son manteau protecteur, elle chancèle. On comprend que l’enfant va lui être arraché.
Le Sacrifice, feuillet 1 de la série „Guerre“, 1922, gravure sur bois, Kn 179 (Kl 177) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
La deuxième gravure du cycle sur la guerre est «Les Volontaires» (1922/23). Elle représente cette hystérie de masse qui s’est emparé des nations. Un groupe de jeunes hommes, parmi lesquels on reconnaît au centre le fils de Käthe Kollwitz, sont happés par le tourbillon d’une danse macabre, scandée par le tambour. Comme en transe, ils suivent aveuglément la figure de la mort.
Les Volontaires, feuillet 2 de la série « Guerre », 1921/22, gravure sur bois, Kn 173 (Kl 178) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Les Parents, feuillet 3 de la série „Guerre“, 1921/22, gravure sur bois, Kn 174 (Kl 179) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
La suite de la série met en scène les parents éplorés de fils tombés et la souffrance des femmes que la guerre rend veuves : une femme enceinte et une mère qui s’est suicidée par désespoir en entraînant son enfant avec elle dans la noyade.
La Veuve I, feuillet 4 de la série „Guerre“, 1921/22, gravure sur bois, Kn 175 V b (Kl 180 V)
© VG Bild-Kunst, Bonn 2005
La Veuve II, feuillet 5 de la série „Guerre“, 1922, gravure sur bois, Kn 178 (Kl 181) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Les Mères, feuillet 6 de la série „Guerre“, 1921/22, gravure sur bois, Kn 176 (Kl 182) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
La série se conclut par une œuvre dans laquelle des femmes protègent leurs enfants et refusent désormais de les laisser partir à la guerre. Et la dernière gravure qui montre les effroyables dégâts de la guerre sur les générations avec une mère qui endure pour protéger les plus jeunes.
Le Peuple, feuillet 7 de la série „Guerre“, 1922, gravure sur bois, Kn 190 (Kl 183 V) © VG Bild Kunst, Bonn 2005
Suivront une série de lithographies et des gravures extraordinairement impressionnantes dont les plus remarquables sont «Plus jamais de guerre !» et «Les Survivants» :
« Plus jamais de Guerre », 1924, lithographie au crayon et au pinceau (report), Kn 205 III b (Kl 200 III) © VG Bild-Kunst,Bonn 2005
« Plus jamais de Guerre », 1924
L’été 1924, soit dix ans après le début de la guerre, donna l’occasion à différentes organisations socialistes, républicaines et pacifistes de s’unir pour mettre en garde contre les dangers d’une nouvelle guerre. Ces organisations se réunissaient toutes, comme il avait été défini en 1919 par le mouvement « Plus Jamais de Guerre », le premier week-end d’août pour le dixième anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale, sous ce même mot d’ordre afin de manifester en masse dans toute l’Allemagne.
(La « Ligue des anciens combattants pour la paix » fondée par des intellectuels républicains de gauche tels que Kurt Tucholsky et Carl von Ossietzky après la guerre définit dès sa création en 1919 que chaque année seront organisés au premier week-end d’août de grands rassemblements pour la commémoration du déclenchement de la guerre le 1er août 1914 afin d’inciter les gens à œuvrer dans le sens de la paix. Le mouvement « Plus jamais de guerre », fut dissout après 1924.)
Pour la Jeunesse Ouvrière Socialiste, organisatrice de la Journée de la Jeunesse Allemande, Käthe Kollwitz créa cette affiche montrant un jeune, la main gauche posée sur le cœur et la droite élevée au serment, qui s’écrit « Plus jamais de guerre ».
(Il est possible que Käthe Kollwitz se soit référée à un événement précis pour figurer le serment avec la main levée. En effet, un fonctionnaire de la Jeunesse ouvrière, Max Westphal, avait, lors de la première Journée de la jeunesse initiée par la Jeunesse Ouvrière socialiste d’Allemagne à Weimar en 1920, levé le seul bras que la guerre ne lui avait pas emporté et s’était écrié, à la fin de la grande manifestation au théâtre national, d’une voix claire et passionnée : « Plus jamais de guerre ! ».)
Que reste-t-il après la guerre, un pays qui a perdu ses forces vives, tous ces jeunes hommes tombés au front. Ceux qui ont survécu sont handicapés physiquement et/ou psychologiquement. Les plus anciens, trop vieux, sont culpabilisés de n’avoir pas protégé leurs enfants. Seule une mère continue d’endurer pour préserver le futur, ces jeunes enfants, le plus souvent orphelins, trop jeunes pour reconstruire.
C’est le message que nous délivre Käthe Kollwitz à travers l’affiche qu’elle réalise pour une association pacifiste des Pays-Bas.
Käthe Kollwitz, Les Survivants, 1923, lithographie au crayon et à la technique de grattage (report), Kn 197 II b 2 (Kl 184III) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Maryse Magnier
«Ne broyons pas nos graines de semence !»
(J.W. Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister)
A la veille de la première guerre mondiale, Käthe Kollwitz a traversé une grande partie du long XIXe siècle. Elle a bientôt cinquante ans et vit avec son mari Karl, «médecin des pauvres», dans le quartier populaire de Prenzlauer Berg à Berlin. Ils ont deux fils de 22 et 18 ans, Hans et Peter.
Elle est une artiste reconnue par ses pairs et par le public pour lequel elle a toujours voulu témoigner et agir : le peuple ouvrier qu’elle côtoie depuis vingt ans à Berlin.
L’Allemagne, unifiée depuis 1871 après sa victoire sur un autre empire, le Second Empire français, est alors la première puissance industrielle et une des trois plus grandes puissances commerciales d’Europe.
L’Allemagne de l’immédiat avant-guerre, est une société extraordinairement dynamique.
Sa population a augmenté de 60% depuis l’unification et atteint 68 millions d’habitants.
En 1911, les 15-20 ans et 21-45 ans représentaient la proportion la plus importante de la population, plus importante que dans les quarante années précédentes. Il y avait plus d’allemands jeunes adultes à cette période que dans tout le XXe siècle y compris dans les générations du «baby-boom» après la seconde guerre mondiale.
Elle est également une grande puissance militaire forte de 800.000 soldats de métier mais qui n’ont jamais connu la guerre !
En 1914, cette immense «armée qui a un pays» fera néanmoins appel aux jeunes volontaires allemands pour gonfler ses rangs et partir au combat.
Karl Kollwitz est opposé au départ de son jeune fils Peter comme volontaire. Käthe Kollwitz, bien qu’internationaliste, farouchement critique envers l’arrogante Allemagne, ne s’opposera pas fermement au départ de son fils. Comme tous ces jeunes volontaires européens qui répondront, dès les premières heures de la guerre, à l’appel de la «Mère Patrie», Peter est idéaliste. Il part avec «un cœur pur».
C’est pour la même raison, la figure supérieure de la Patrie qui s’imposera alors à Käthe Kollwitz, que la mère laissera partir son fils.
Il est emporté, en Flandre belge, dès les premiers mois de la guerre, envoyé à la «boucherie» comme tant d’autres jeunes hommes, à cause de l’incurie des armées et des politiciens.
Cette perte du fils tant aimé, l’angoisse de savoir son autre fils, Hans, sur le front, obligeront Käthe Kollwitz à tenir malgré la souffrance et à «penser la guerre».
Elle comprendra que cet idéalisme n’avait pas d’objet et que le sacrifice de Peter est inutile.
Ce sentiment de l’erreur et de l’inutilité, sera d’autant plus douloureux qu’elle pense trahir son fils. En octobre 1916, elle écrira dans son journal intime :
« Est-ce te trahir mon fils de ne voir que folie dans cette guerre ?». (Die Tagebücher, 11/10/1916 p.74)
Plus cruel encore lui est de comprendre que la futilité de cette guerre a entraîné la trahison et le massacre de toute une génération.
La guerre qui devait amener un renouveau moral ne laisse qu’une saignée béante de millions de mort.
«Quand le pasteur bénit les jeunes volontaires partant au combat, il évoqua ce jeune romain qui sauta dans l’abîme et ainsi le referma. C’était un seul garçon !
Chacun de nos jeunes pensait devoir agir comme le jeune romain. Mais ce qui advint fut très différent. L’abîme a avalé des millions d’entre eux et il est resté béant. Et l’Europe, l’Europe entière, comme Rome, sacrifie son plus précieux trésor et le sacrifice reste vain».
(Die Tagebücher, 11/10/1916)
Cette prise de conscience sera déchirante et dès la fin de 1914, elle pensera à réaliser un mémorial en hommage aux jeunes volontaires tombés au front et symbolisés par la figure de son fils mort. Le mémorial ne verra pas le jour sous cette forme. La nouvelle orientation que l’artiste donne à ce travail correspondra à la transformation intérieure vécue par la femme et la mère et qui l’amènera à refuser toute forme de guerre, et à renoncer complètement à l’héroïsation des morts à la guerre et même à l’image de son fils pour représenter les jeunes hommes morts aussi inutilement et effroyablement.
Cependant, la version définitive de ce mémorial ne sera achevée que 18 ans plus tard.
Elle notera dans son journal intime toutes les phases psychologique, artistique et technique par lesquelles elle passera dans la création de cette œuvre sculptée.
Elle n’aura de cesse pendant ce long lapse de temps – de 1914 à 1932 – de convaincre les autorités de financer ce travail et d’accepter de le voir érigé dans le cimetière de guerre où repose son fils à Roggevelde d’abord, puis à Vladslo en Belgique.
La sculpture composée de deux statuts représentants des parents éplorés nous dit que rien ne justifie l’anéantissement d’une génération.
Comme pour la « Mère et son fils mort », Il ne reste que la douleur de la perte et la culpabilité des aînés (les parents, ici la Mère) qui n’ont pas su prendre soin de la jeunesse.
Artiste bannie par le IIIe Reich, elle craindra avec effroi que le nouveau régime ne retire la sculpture érigée à Roggevelde en 1932, puis à Vladslo en Flandre où les restes de son fils sont transférés. Ce qui n’adviendra heureusement pas.
Au sein de la Congrégation Religieuse Libre de Königsberg (Prusse Orientale) où elle a grandi, elle a appris à réfléchir, à penser par elle-même.
Mais, malgré cette éducation extraordinairement ouverte, submergée par le discours de propagande pour sauver la Patrie en danger, devant le formidable élan de cette jeunesse bouillonnante et abusée par le discours officiel, elle n’a pas su opposer, pense-t-elle, la résistance qu’elle aurait dû opposer à cette insanité.
Elle en garde un profond sentiment de culpabilité de n’avoir pas su réfléchir suffisamment aux événements et de n’avoir pas su protéger cette jeunesse et préserver cette génération.
Face à la tragédie de la première guerre mondiale, la fille et petite-fille de pasteurs protestants ne remet pas ouvertement en cause l’existence de Dieu mais elle questionne la parole religieuse.
Cette artiste – dessinatrice, graveur, sculpteur – dont le style est inclassable, ni naturaliste, ni expressionniste, ni moderniste, a toujours recherché le bon médium pour exprimer ce qu’elle considère, elle, la pacifiste, comme un combat.
Combat contre la misère, pour la dignité de l’homme et une vie meilleure pour le peuple.
Dans le cas du monument de Vladslo, pour porter ce combat, elle choisira la sculpture en trois dimensions après avoir essayé le bas-relief.
Certains ont pu voir le poids de son éducation «religieuse» (plus philosophique que religieuse, d’ailleurs) dans la représentation de la misère ou de la souffrance humaine.
Comme tous les artistes du monde chrétien, elle construira son œuvre, consciemment ou inconsciemment, autour de références religieuses ou que l’on interprètera comme telles. Cependant, elle n’aura jamais la volonté de récupérer à des fins de prosélytisme les événements tragiques auxquelles elle sera confrontée. On peut aussi lire les représentations dites religieuses de son œuvre comme des mises en perspective avec l’iconographie chrétienne pour nous faire réfléchir sur la portée de résignation de la parole chrétienne. Résignation à laquelle elle est opposée.
Son éducation protestante et socialiste est présente dans son questionnement sur l’évolution de la société de la révolution industrielle allemande. On y retrouve une forme du tragique au sens du théâtre grec. Mais le sens du tragique chez Käthe Kollwitz, qui appartient à la génération du théâtre et de la littérature, ne s’exprimera jamais par une acceptation tacite ou une renonciation à l’interprétation et à la réflexion. La représentation, la connotation religieuse ou la morale chrétienne n’est pas une fin en soi.
On ressent très fortement les phases de doute, de remise en question du sacré chrétien et du discours politique officiel dans le lent chemin de création du monument en hommage à son fils Peter, qui deviendra ensuite un hommage à toute cette jeunesse morte pour rien.
En ce sens, ce monument est quasi unique dans l’iconographie de la guerre et la seule représentation de ce genre dans les cimetières militaires de la première guerre mondiale.
Parallèlement à ce travail de mémoire, elle passera le reste de la guerre en questionnements. Elle lira «Le Feu», d’Henri Barbusse et entretiendra une correspondance avec Romain Rolland, écrivain français pacifiste qui vit en Suisse.
Elle lira et commentera la presse anglaise.
Elle fait là ce qu’elle a toujours fait et qu’elle fera jusqu’à ses dernières forces avec un courage exemplaire : ne jamais accepter le prêt-à-penser et regarder en face la terrible réalité quoi qu’il en coûte de souffrances physique, psychologique et morale.
Dans une lettre bouleversante, publiée dans le journal socialiste «Vorwärts», elle s’opposera publiquement et fermement à Richard Dehmel (poète dont l’œuvre s’inspire d’un naturalisme social et qu’elle admire) qui a appelé à une nouvelle mobilisation de la jeunesse dans les derniers jours de la guerre. Elle y fait allusion le 30 octobre 1918 dans son journal intime :
« ‘Vorwärts’ a finalement publié ma réponse à Dehmel et le ‘Vossische Zeitung’ l’a publié à son tour.
Article de ‘Vorwärts’ :
A Richard Dehmel. Réponse de Käthe Kollwitz.
Dans le ‘Vorwärts » du 22 octobre, Richard Dehmel a publié un manifeste intitulé ‘Unique Salut’.
Il appelle tous les hommes en capacité de se battre, à se porter volontaires…. .
…. Il y a eu assez de morts ! Ne permettez pas qu’un autre homme tombe ! Contre Richard Dehmel, je demande que l’on se souvienne des mots d’un poète encore plus grand : « Ne broyons pas nos graines de Semence ». » (J.W. Goethe)
Maryse Magnier
De l’Île des Musées à l’est, la perspective des 1300 m de l’avenue «Unter den Linden» entraîne le regard vers l’ouest jusqu’à la Porte de Brandebourg, symbole de Berlin depuis 1791.
La Porte, dont l’architecture néoclassique s’inspire des Propylées de l’Acropole d’Athènes, avec son quadrige conduit par la Déesse de la Paix, convoquent les images en noir et blanc des défilés martiaux du IIIe Reich. Et d’autres défilés encore, non moins effrayants, car elle fut partie intégrante du mur de Berlin pendant trois décennies. En d’autres temps, elle vit passer les armées napoléoniennes dans leur marche triomphale à la conquête de l’Europe.
«Unter den Linden» est devenue à elle seule un raccourci de la terrible histoire de l’Allemagne et de l’Europe des XIXe et XXe siècles. Le dernier grand événement dont elle a été témoin est le rassemblement et la confrontation fraternelle de la jeunesse des deux Allemagnes en 1989.
C’est tout naturellement sur cette avenue chargée d’histoire que se trouve le mémorial aux «Victimes de la Guerre et de la Tyrannie». Ce mémorial est érigé dans la «Neue Wache» (Nouveau Corps de Garde), face au Palais du Kronprinz et à l’Île des Musées.
Die Neue Wache (La Nouvelle Garde), chef-d’œuvre du classicisme allemand, construit sur les plans d’un castrum romain en 1816-1818 par l’architecte K.F. Schinkel, est dès l’origine un mémorial au rôle de la Prusse dans les guerres de libération contre le joug napoléonien.
En 1960, la RDA en fit un mémorial aux «Victimes du Fascisme et du Militarisme».
Depuis 1993, non sans controverse, il est donc dédié aux «Victimes de la Guerre et de la Tyrannie».
Ce temple romain, aux colonnes doriques, fait partie de ses monuments, comme «posés là» après la terrible destruction de Berlin en 1945. Un peu en retrait par rapport à l’avenue, on pourrait passer devant sans deviner sa destination.
L’architecture n’en est pas si imposante et l’hommage aux victimes n’est pas exposé au grand jour comme c’est le cas pour les monuments aux morts nationaux français, anglais ou belge par exemple.
On pense entrer dans ce lieu comme «en passant» et en ressortir tout aussi simplement, car il est accessible facilement, sans volée de marches majestueuse. Mais, dès l’entrée, on reste comme figé, plaqué derrière quelques touristes qui n’osent pénétrer dans cette grande salle d’ombres simplement éclairée d’un halo de lumière, qui plonge, depuis l’oculus central, sur une unique statue de bronze au centre de la salle. Le sol de carreaux noirs et les murs de pierres grises reflètent quelques éclats de lumière triste. Parfois, le soleil couchant, balaie les murs d’un trait de couleur chaude, presque incongrue.
Nous sommes dans le monde en noir et blanc de nos souvenirs d’histoire.
Ici, pas de catafalque en marbre, pas de symbole phallique de la statuaire commémorative, pas d’allégorie de la Patrie triomphante, pas de soldat ou de Christ en gloire ou martyrs ou de Madone illuminée. Pas, non plus, de symbolique épurée comme ces colonnes brisées ressassées à l’envi.
Une «Mère et son Fils Mort» nous font face sans nous regarder.
A quel artiste «décalé» devons-nous de contempler en ce lieu deux corps humains ramassés dans une profonde et douloureuse prostration ?
On comprend mieux en regardant la sculpture de Käte Kollwitz (1867-1945) pourquoi elle a donné lieu à une virulente controverse quand elle a été choisie par le chancelier Helmut Kohl en 1993 pour figurer les victimes des guerres du XXe siècle.
Passons sur les reproches concernant la légitimité d’une femme – à la fois l’artiste en tant que femme et la sculpture représentant une femme – à incarner toutes les victimes de ces guerres. La sculpture de la «Neue Wache» est la réplique, agrandie par le sculpteur Harald Haacke, d’une oeuvre de Käte Kollwitz, réalisée en 1937 mais qui prend pour modèles l’artiste et son fils mort en octobre 1914.
Cette référence induite à la Grande Guerre suffisait à disqualifier l’œuvre aux yeux des tenants de la mémoire des victimes de la Seconde Guerre mondiale et des victimes de la Shoah en particulier qui n’y retrouvaient pas explicitement la mémoire de l’extermination des Juifs.
De plus, la symbolique religieuse qu’on lui associait en la comparant un peu rapidement à une Pietà ajoutait à la controverse.
«Mutter mit totem Sohn», n’est pas une Pietà. Même si Käthe Kollwitz a pu utiliser ce titre dans son journal intime «Die Tagebücher» pour que l’on puisse «visualiser» l’aspect plastique de l’œuvre sans l’avoir sous les yeux.
Réalisée à la fin de la vie de l’artiste alors qu’elle est en grande souffrance morale sous le nazisme, cette sculpture est un condensé, à la fois de sa démarche artistique et de son chemin de vie et de pensée.
Que nous dit-elle ?
Elle nous parle de l’universalité des sentiments humains dans le temps et dans l’espace. Elle nous oblige à regarder l’humain dans son individualité, dans la faiblesse de la souffrance et dans la résistance et la réflexion.
Dans sa volonté à comprendre, c’est une mère qui réfléchit, penchée sur le corps de son enfant qu’elle essaie en vain de ramener en son sein pour le protéger et le soustraire «aux hommes qui n’en ont pas voulu».
Elle nous oblige à nous interroger sur ce qui reste des guerres et des affrontements :
Un parent éploré, ramassé dans sa douleur informe et le corps de la jeunesse, de notre futur, broyé par la cupide folie des hommes.
Une Mère, en l’occurrence, pas une Madone résignée, mais une mère âgée qui ne pourra plus enfanter.
Cette sculpture tardive de l’artiste reprend des thèmes forts de l’œuvre de Käthe Kollwitz, liés à son expérience personnelle : les thèmes de la vieillesse et de la mort, ici celle de son fils qui perd la vie à 18 ans en 1914 au cours des tout premiers mois de la guerre. Quand elle réalise cette œuvre, elle a alors 70 ans, elle est très fatiguée, en exil intérieur depuis l’arrivée au pouvoir des nazis. Elle ressent l’impuissance de l’âge à créer, et le manque d’énergie pour réaliser des œuvres plus grandes.
Cette sculpture n’était pas destinée à la commémoration.
C’est cependant une œuvre de mémoire qu’elle réalise là. Le souvenir douloureux de la perte de son enfant en pleine jeunesse, mort dans une guerre inutile.
Il n’y a rien d’illégitime ou d’incongru dans le choix de cette œuvre pour représenter les victimes de toutes les guerres. Il suffit de connaître le parcours philosophique, artistique et politique de Käthe Kollwitz pour s’en convaincre.
De cette confrontation avec «Mutter mit totem Sohn» de Käthe Kollwitz dans le cadre de la Neue Wache (ou aux musées Käthe Kollwitz à Berlin et à Cologne qui l’exposent également dans son format initial de 38 cm, non moins puissant) surgit la nécessité absolue de chercher au fond de soi, de réfléchir, de penser, d’aller vers cette démarche de l’esprit qui fait notre humanité.
L’œuvre de Käthe Kollwitz nous bouscule au-delà des simples considérations esthétiques.
Maryse Magnier
Käthe Schmidt est née le 8 juillet 1867, à Königsberg, l’ancienne capitale de la Prusse orientale (aujourd’hui Kaliningrad en Russie).
Elle naît quelques jours après la proclamation de la Confédération de l’Allemagne du Nord le 1er juillet 1867 sous la direction de la Prusse. Il faudra attendre 4 ans pour qu’en 1871 l’unification de l’Allemagne soit accomplie par la Prusse sur les décombres du Second Empire français.
Très tôt, son père remarque son talent et l’encourage à devenir peintre. Il lui permettra de se former auprès d’artistes reconnus, d’abord à Königsberg puis à Berlin et à Munich.
En 1891, elle épouse Karl Kollwitz, un ami d’enfance de son frère, Konrad Schmidt, avec lequel il partage les mêmes idées politiques socialistes. Il vient de terminer ses études de médecine, il est membre, comme Konrad, du parti social-démocrate et vient d’accepter un poste à Berlin comme médecin de la Caisse des Tailleurs, créée dans le cadre des nouvelles lois sociales.
Karl et Käthe Kollwitz s’installeront dans le quartier ouvrier de Prenzlauer Berg où ils vivront et travailleront pendant plus de 50 ans et où naîtront leurs deux fils, Hans en 1892 et Peter en 1896.
Nous reviendrons ici sur sa vie et son œuvre plus en détail, bien sûr, mais vous pouvez déjà consulter les sites des Musées Käthe Kollwitz de Berlin et de Cologne qui proposent une vision biographique d’ensemble en français. (Voir nos sites « amis »).
Et maintenant, traversons ensemble 80 ans d’histoire allemande avec la grande artiste et la Grande Dame Käthe Kollwitz.
Texte de présentation : Maryse Magnier
Reproduction autorisée uniquement avec mention de la
source : http://www.kaethekollwitz.org