La guerre et la mémoire des hommes

«Ne broyons pas nos graines de semence !»

(J.W. Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister)


A la veille de la première guerre mondiale, Käthe Kollwitz a traversé une grande partie du long XIXe siècle. Elle a bientôt cinquante ans et vit avec son mari Karl, «médecin des pauvres», dans le quartier populaire de Prenzlauer Berg à Berlin. Ils ont deux fils de 22 et 18 ans, Hans et Peter.

Elle est une artiste reconnue par ses pairs et par le public pour lequel elle a toujours voulu témoigner et agir : le peuple ouvrier qu’elle côtoie depuis vingt ans à Berlin.

L’Allemagne, unifiée depuis 1871 après sa victoire sur un autre empire, le Second Empire français, est alors la première puissance industrielle et une des trois plus grandes puissances commerciales d’Europe.

L’Allemagne de l’immédiat avant-guerre, est une société extraordinairement dynamique.

Sa population a augmenté de 60% depuis l’unification et atteint 68 millions d’habitants.

En 1911, les 15-20 ans et 21-45 ans représentaient la proportion la plus importante de la population, plus importante que dans les quarante années précédentes. Il y avait plus d’allemands jeunes adultes à cette période que dans tout le XXe siècle y compris dans les générations du «baby-boom» après la seconde guerre mondiale.

Elle est également une grande puissance militaire forte de 800.000 soldats de métier mais qui n’ont jamais connu la guerre !

En 1914, cette immense «armée qui a un pays» fera néanmoins appel aux jeunes volontaires allemands pour gonfler ses rangs et partir au combat.

Karl Kollwitz est opposé au départ de son jeune fils Peter comme volontaire. Käthe Kollwitz, bien qu’internationaliste, farouchement critique envers l’arrogante Allemagne, ne s’opposera pas fermement au départ de son fils. Comme tous ces jeunes volontaires européens qui répondront, dès les premières heures de la guerre, à l’appel de la «Mère Patrie», Peter est idéaliste. Il part avec «un cœur pur».

C’est pour la même raison, la figure supérieure de la Patrie qui s’imposera alors à Käthe Kollwitz, que la mère laissera partir son fils.

Il est emporté, en Flandre belge, dès les premiers mois de la guerre, envoyé à la «boucherie» comme tant d’autres jeunes hommes, à cause de l’incurie des armées et des politiciens.

Cette perte du fils tant aimé, l’angoisse de savoir son autre fils, Hans, sur le front, obligeront Käthe Kollwitz à tenir malgré la souffrance et à «penser la guerre».

Elle comprendra que cet idéalisme n’avait pas d’objet et que le sacrifice de Peter est inutile.

Ce sentiment de l’erreur et de l’inutilité, sera d’autant plus douloureux qu’elle pense trahir son fils. En octobre 1916, elle écrira dans son journal intime :

« Est-ce te trahir mon fils de ne voir que folie dans cette guerre ?». (Die Tagebücher, 11/10/1916 p.74)

Plus cruel encore lui est de comprendre que la futilité de cette guerre a entraîné la trahison et le massacre de toute une génération.

La guerre qui devait amener un renouveau moral ne laisse qu’une saignée béante de millions de mort.

«Quand le pasteur bénit les jeunes volontaires partant au combat, il évoqua ce jeune romain qui sauta dans l’abîme et ainsi le referma. C’était un seul garçon !

Chacun de nos jeunes pensait devoir agir comme le jeune romain. Mais ce qui advint fut très différent. L’abîme a avalé des millions d’entre eux et il est resté béant. Et l’Europe, l’Europe entière, comme Rome, sacrifie son plus précieux trésor et le sacrifice reste vain».
(Die Tagebücher, 11/10/1916)

Cette prise de conscience sera déchirante et dès la fin de 1914, elle pensera à réaliser un mémorial en hommage aux jeunes volontaires tombés au front et symbolisés par la figure de son fils mort. Le mémorial ne verra pas le jour sous cette forme. La nouvelle orientation que l’artiste donne à ce travail correspondra à la transformation intérieure vécue par la femme et la mère et qui l’amènera à refuser toute forme de guerre, et à renoncer complètement à l’héroïsation des morts à la guerre et même à l’image de son fils pour représenter les jeunes hommes morts aussi inutilement et effroyablement.

Cependant, la version définitive de ce mémorial ne sera achevée que 18 ans plus tard.

Elle notera dans son journal intime toutes les phases psychologique, artistique et technique par lesquelles elle passera dans la création de cette œuvre sculptée.

Elle n’aura de cesse pendant ce long lapse de temps – de 1914 à 1932 – de convaincre les autorités de financer ce travail et d’accepter de le voir érigé dans le cimetière de guerre où repose son fils à Roggevelde d’abord, puis à Vladslo  en Belgique.

La sculpture composée de deux statuts représentants des parents éplorés nous dit que rien ne justifie l’anéantissement d’une génération.

Comme pour la « Mère et son fils mort », Il ne reste que la douleur de la perte et la culpabilité des aînés (les parents, ici la Mère) qui n’ont pas su prendre soin de la jeunesse.

Artiste bannie par le IIIe Reich, elle craindra avec effroi que le nouveau régime ne retire la sculpture érigée à Roggevelde en 1932, puis à Vladslo en Flandre où les restes de son fils sont transférés.  Ce qui n’adviendra heureusement pas.

Mémoire des hommes (1) Les Parents ÉplorésSoldatenfriedhof in Westflandern

Au sein de la Congrégation Religieuse Libre de Königsberg (Prusse Orientale) où elle a grandi, elle a appris à réfléchir, à penser par elle-même.

Mais, malgré cette éducation extraordinairement ouverte, submergée par le discours de propagande pour sauver la Patrie en danger, devant le formidable élan de cette jeunesse bouillonnante et abusée par le discours officiel, elle n’a pas su opposer, pense-t-elle, la résistance qu’elle aurait dû opposer à cette insanité.

Elle en garde un profond sentiment de culpabilité de n’avoir pas su réfléchir suffisamment aux événements et de n’avoir pas su protéger cette jeunesse et préserver cette génération.

Face à la tragédie de la première guerre mondiale, la fille et petite-fille de pasteurs protestants ne remet pas ouvertement en cause l’existence de Dieu mais elle questionne la parole religieuse.

Cette artiste – dessinatrice, graveur, sculpteur – dont le style est inclassable, ni naturaliste, ni expressionniste, ni moderniste, a toujours recherché le bon médium pour exprimer ce qu’elle considère, elle, la pacifiste, comme un combat.

Combat contre la misère, pour la dignité de l’homme et une vie meilleure pour le peuple.

Dans le cas du monument de Vladslo, pour porter ce combat, elle choisira la sculpture en trois dimensions après avoir essayé le bas-relief.

Certains ont pu voir le poids de son éducation «religieuse» (plus philosophique que religieuse, d’ailleurs) dans la représentation de la misère ou de la souffrance humaine.

Comme tous les artistes du monde chrétien, elle construira son œuvre, consciemment ou inconsciemment, autour de références religieuses ou que l’on interprètera comme telles. Cependant, elle n’aura jamais la volonté de récupérer à des fins de prosélytisme les événements tragiques auxquelles elle sera confrontée. On peut aussi lire les représentations dites religieuses de son œuvre comme des mises en perspective avec l’iconographie chrétienne pour nous faire réfléchir sur la portée de résignation de la parole chrétienne. Résignation à laquelle elle est opposée.

Son éducation protestante et socialiste est présente dans son questionnement sur l’évolution de la société de la révolution industrielle allemande. On y retrouve une forme du tragique au sens du théâtre grec. Mais le sens du tragique chez Käthe Kollwitz, qui appartient à la génération du théâtre et de la littérature, ne s’exprimera jamais par une acceptation tacite ou une renonciation à l’interprétation et à la réflexion. La représentation, la connotation religieuse ou la morale chrétienne n’est pas une fin en soi.

On ressent très fortement les phases de doute, de remise en question du sacré chrétien et du discours politique officiel dans le lent chemin de création du monument en hommage à son fils Peter, qui deviendra ensuite un hommage à toute cette jeunesse morte pour rien.

En ce sens, ce monument est quasi unique dans l’iconographie de la guerre et la seule représentation de ce genre dans les cimetières militaires de la première guerre mondiale.

Parallèlement à ce travail de mémoire, elle passera le reste de la guerre en questionnements. Elle lira «Le Feu», d’Henri Barbusse et entretiendra une correspondance avec Romain Rolland, écrivain français pacifiste qui vit en Suisse.

Elle lira et commentera la presse anglaise.

Elle fait là ce qu’elle a toujours fait et qu’elle fera jusqu’à ses dernières forces avec un courage exemplaire : ne jamais accepter le prêt-à-penser et regarder en face la terrible réalité quoi qu’il en coûte de souffrances physique, psychologique et morale.

Dans une lettre bouleversante, publiée dans le journal socialiste «Vorwärts», elle s’opposera publiquement et fermement à Richard Dehmel (poète dont l’œuvre s’inspire d’un naturalisme social et qu’elle admire) qui a appelé à une nouvelle mobilisation de la jeunesse dans les derniers jours de la guerre. Elle y fait allusion le 30 octobre 1918 dans son journal intime :

« ‘Vorwärts’ a finalement publié ma réponse à Dehmel et le ‘Vossische Zeitung’ l’a publié à son tour.

Article de ‘Vorwärts’ :

A Richard Dehmel. Réponse de Käthe Kollwitz.

Dans le ‘Vorwärts » du 22 octobre, Richard Dehmel a publié un manifeste intitulé ‘Unique Salut’.

Il appelle tous les hommes en capacité de se battre, à se porter volontaires…. .

…. Il y a eu assez de morts ! Ne permettez pas qu’un autre homme tombe ! Contre Richard Dehmel, je demande que l’on se souvienne des mots d’un poète encore plus grand : « Ne broyons  pas nos graines de Semence ». » (J.W. Goethe)

Maryse Magnier

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