«Tout va de mal en pis. Des pillages et des tentatives de pogromes. La Bavière en état de guerre contre l’Allemagne du Nord. La famine ! 140 milliards pour un pain ! Puis le prix est ramené à 80 milliards. (…) La famine, la famine partout. Les chômeurs affluent dans les rues.»
(Die Tagebücher, fin novembre 1923, p. 563).
L’engagement social et politique de Käthe Kollwitz (et de Karl, son mari) envers les plus démunis ne faiblit pas, malgré la douleur d’avoir perdu son jeune fils à la guerre et d’avoir vu disparaître «la fine fleur de la jeunesse du monde» dans cette guerre effroyable et inutile. Elle fait face.
Elle répondra à toutes les demandes qui lui seront faites par les organisations internationales, humanitaires et pacifistes, et par les syndicats pour alerter sur la situation épouvantable de l’Allemagne mais également de l’Europe dans l’immédiat après-guerre.
Tout comme son engagement, la puissance de son trait est reconnue.
«Quand je m’implique au sein d’une communauté internationale contre la guerre, je suis envahie d’un sentiment de chaleur et de satisfaction (…) Je suis heureuse que mon art ait un objectif, en dehors de l’Art pour l’Art. J’accepte qu’il soit mis au service de causes.»
(Die Tagebücher, 4.12.1922, p. 542).
Depuis l’adolescence, elle a cherché «la nouvelle forme la plus adéquate pour un nouveau message».
Elle est graveur, lithographe autant que dessinatrice et elle a fait le choix de ces «formes» pour diffuser son message d’humanité au plus grand nombre.
Tout naturellement, très tôt, l’affiche s’impose à elle.
La série d’affiches qu’elle réalisera à partir de 1920 l’aidera à surmonter sa propre souffrance, elle qui a toujours refusé de s’apitoyer sur son sort quand la souffrance est le lot de tous.
«Je veux agir en ces temps où les hommes sont si désemparés et ont tant besoin d’aide.
Et je veux continuer ainsi de longues années comme je le fais aujourd’hui ».
(Die Tagebücher, 4.12.1922, p. 542).
Ainsi, elle participera aux campagnes contre la faim :
« Les Enfants d’Allemagne meurent de Faim ! », 1923
Cette affiche compte aujourd’hui parmi les plus connues de l’artiste. Elle a été créée en 1923 à la demande du «Secours Ouvrier International» contre la misère d’après-guerre en Allemagne due à l’inflation.
Les enfants aux traits émaciés, aux cernes noirs, tendent leurs écuelles dans un geste implorant.
(En 1911, Käthe Kollwitz avait déjà représenté des enfants tendant des bols à soupe vides dans un tract du SPD en vue des élections au Reichstag en 1911/12).
Le parti pris d’une lithographie au crayon et d’un slogan manuscrit renforce le message de dénuement et d’urgence. On retrouve ici la volonté de l’artiste d’adapter la technique et le support à son message.
En 1920, répondant à l’appel du programme d’aide pour Vienne (Autriche), elle accepte de réaliser une affiche «Les Enfants de Vienne meurent de faim !».
«Je viens encore d’accepter de faire une affiche pour un programme important d’aide à Vienne.
(….) Je veux montrer la Mort. La mort qui brandit le fouet de la famine – les gens, hommes, femmes et enfants, ployés très bas, criant et gémissant, essaient de lui échapper. (…)
Pendant que je pleurais avec les enfants terrifiés que j’étais en train de dessiner, j’ai vraiment ressenti le terrible fardeau que je porte. J’ai senti que je n’avais pas le droit de fuir la responsabilité d’être un porte-parole. Il est de mon devoir d’être la voix de la souffrance des hommes, de cette énorme montagne de souffrances sans fin. Voici la tâche que je me suis assignée, mais elle n’est pas facile à exécuter. Mon travail est censé apporter un soulagement. Mais qu’en est-il de celui-ci quand, en dépit de mon affiche le peuple de Vienne meurt de faim chaque jour.
Me suis-je sentie soulagée quand j’ai réalisé les gravures contre la guerre alors que je savais qu’elle faisait toujours rage ? Certainement pas. (…). 05/01/1920 Die Tagebücher. p. 449
Mais l’engagement humaniste de Käthe Kollwitz pour un monde meilleur, pour la solidarité entre les hommes, a commencé bien avant la guerre. Celle-ci n’a fait qu’exacerber sa détermination à agir au cours de ces années de famine et de désordre moral de la société de l’immédiat après-guerre.
Elle formalise ainsi ce qu’elle a toujours fait. Répondre aux demandes de soutien des populations démunies et de sensibilisation de tous – politiques ou citoyens – aux enjeux sociaux et humanitaires en mettant son art au service de ceux qui n’ont pas de voix.
Avec ce courage extraordinaire qui la caractérise, elle osera montrer l’autre face du monde et ne sera jamais condescendante dans la représentation du peuple et jamais complaisante envers les autorités.
Après leur mariage en 1891, Käthe et Karl Kollwitz s’installent à Berlin dans le quartier ouvrier de Prenzlauer Berg au nord-est de la capitale.
Les lois anti-socialistes (1878-1890) viennent d’être abrogées et devant la formidable ascension du Parti Socialiste Allemand, qui n’a cessé de recueillir des adhésions, Bismark vient de créer un système d’assurance sociale. Karl Kollwitz est membre du SPD créé en 1875. Il choisit de devenir médecin de la Caisse des Tailleurs cogérée par le SPD.
Käthe et Karl Kollwitz sont ainsi témoins directs et quotidiens de la situation dramatique du prolétariat de Berlin et plus particulièrement du sort des femmes et mères de la classe ouvrière.
Dans des logements insalubres, mal éclairés et aérés, les femmes, les mères et souvent leurs enfants de tous âges, travaillent ensemble de longues journées épuisantes, à des tâches non qualifiées et extrêmement peu rémunérées.
Les mères, malgré leurs efforts et leur courage, arrivent difficilement à nourrir leurs familles. Elles sont souvent seules à apporter leur maigre contribution au foyer. Les hommes passent d’un employeur à l’autre ou sont au chômage et sombrent dans l’alcoolisme.
Berlin est le centre du travail à domicile pour l’industrie du vêtement. En 1900, on y produisait 90% de la confection féminine, 3/4 de celle pour les garçons et 1/4 de la confection masculine. 60 à 65.000 femmes sur 100.000 ouvrières travaillaient à domicile.
En 1906, Käthe Kollwitz dessine une affiche pour l’exposition sur le travail à domicile.
L’exposition visait à encourager le travail à domicile et à en donner une vision idyllique «Mères, vous travaillez chez vous et vous pouvez ainsi vous occuper de vos enfants».
Käthe Kollwitz décide de montrer le vrai visage de cet esclavage moderne dont elle est le témoin.
Elle présente le visage, au sens propre, décharné, triste, sans espoir, d’une femme sans âge. Ses traits découpés par la misère et ses cernes noirs sont éclairés à la lueur d’une bougie.
« Pour le Grand Berlin », 1912, lithographie au crayon et au pinceau (report), Kn 122 (Kl 119 II) © VG Bild-Kunst, Bonn 2006
L’Impératrice, marraine de l’exposition, refuse d’aller à l’exposition aussi longtemps que «cet art des caniveaux» y sera affiché.
Sur une gravure de l’époque, elle figure elle-même en habits d’apparat avec tous les insignes de son rang, la montrant, protectrice, entourée d’enfants avec le slogan «Notre Mère à Tous !».
« Pour le Grand Berlin », 1912
« Pour le Grand Berlin », 1912, lithographie au crayon et au pinceau (report), Kn 122 (Kl 119 II) © VG Bild-Kunst, Bonn 2006
Tout comme sa première affiche pour l’exposition sur les travaux à domicile en 1906, la deuxième pour le « Grand Berlin » suscita une vive polémique. L’affiche annonçait un rassemblement contre la pénurie des logements à Berlin : « 600.000 personnes dans le Grand-Berlin vivent dans des logements où chaque pièce héberge 5 voire davantage de personnes. Des centaines de milliers d’enfants n’ont pas d’aires de jeux. »
L’affiche représente une fillette à l’air grave tenant sa petite sœur dans les bras, dans une arrière-cour maussade où est planté un panneau très répandu à l’époque : « Il est interdit de jouer dans les cours et cages d’escalier. » En dépit du fait que l’artiste ait renoncé dans la version définitive au rôle accusateur d’un petit garçon qui, en raison du manque de jeux, s’amuse avec un couvercle de canalisation, le préfet de police de Berlin fit retirer l’affiche pour incitation à la haine des classes.
(Contrairement aux affiches plus tardives, Käthe Kollwitz semble n’avoir pris aucune part de décision dans la rédaction de la légende. Les lettres sont un peu trop grandes par rapport au dessin et sont étalées trop près des têtes du groupe d’enfants. L’artiste constata elle-même dans une lettre adressée à son fils Hans que : « l’affiche contre les logements collectifs n’a malheureusement pas d’effet de distanciation et se trouve entièrement compactée par le texte. J’en suis très insatisfaite. » (Traduit de : Briefe an den Sohn, 3.3.1912).)
Au cours des premières années du XXe siècle qui vivent des crises récurrentes, Käthe Kollwitz publie quatorze dessins dans le journal satirique «Simplicissimus» pour témoigner de la misère du prolétariat allemand.
« L’obligation de terminer tout en un minimum de temps, la nécessité de devoir exprimer quelque chose de manière populaire et aussi la possibilité, – car comme c’est pour le « Simpel » – de pouvoir préserver une dimension artistique mais aussi tout d’abord le fait de pouvoir exprimer devant un large public les raisons qui me poussent à faire ce que je fais et ce qui n’a pas encore été assez dit : les nombreuses tragédies silencieuses et bruyantes des grands centres urbains – tout ceci rend mon travail infiniment agréable. » Traduit de : Bonus-Jeep, Sechzig Jahre Freundschaft
Ses dessins sont toujours en prise avec les dures réalités d’une société industrielle sans merci. Ils montrent l’âpreté de la vie quotidienne du prolétariat et surtout de la vie des ouvrières.
Käthe Kollwitz, Chez le Docteur, feuillet 3 de la série tableaux sur la misère, publiée dans Simplicissimus, 29.11.1909 (14ème année, p. 587), 1908/09, crayon noir sur papier Ingres à la cuve, N/T 475 © VG Bild-Kunst, Bonn 2005
Maryse Magnier