De l’Île des Musées à l’est, la perspective des 1300 m de l’avenue «Unter den Linden» entraîne le regard vers l’ouest jusqu’à la Porte de Brandebourg, symbole de Berlin depuis 1791.
La Porte, dont l’architecture néoclassique s’inspire des Propylées de l’Acropole d’Athènes, avec son quadrige conduit par la Déesse de la Paix, convoquent les images en noir et blanc des défilés martiaux du IIIe Reich. Et d’autres défilés encore, non moins effrayants, car elle fut partie intégrante du mur de Berlin pendant trois décennies. En d’autres temps, elle vit passer les armées napoléoniennes dans leur marche triomphale à la conquête de l’Europe.
«Unter den Linden» est devenue à elle seule un raccourci de la terrible histoire de l’Allemagne et de l’Europe des XIXe et XXe siècles. Le dernier grand événement dont elle a été témoin est le rassemblement et la confrontation fraternelle de la jeunesse des deux Allemagnes en 1989.
C’est tout naturellement sur cette avenue chargée d’histoire que se trouve le mémorial aux «Victimes de la Guerre et de la Tyrannie». Ce mémorial est érigé dans la «Neue Wache» (Nouveau Corps de Garde), face au Palais du Kronprinz et à l’Île des Musées.
Die Neue Wache (La Nouvelle Garde), chef-d’œuvre du classicisme allemand, construit sur les plans d’un castrum romain en 1816-1818 par l’architecte K.F. Schinkel, est dès l’origine un mémorial au rôle de la Prusse dans les guerres de libération contre le joug napoléonien.
En 1960, la RDA en fit un mémorial aux «Victimes du Fascisme et du Militarisme».
Depuis 1993, non sans controverse, il est donc dédié aux «Victimes de la Guerre et de la Tyrannie».
Ce temple romain, aux colonnes doriques, fait partie de ses monuments, comme «posés là» après la terrible destruction de Berlin en 1945. Un peu en retrait par rapport à l’avenue, on pourrait passer devant sans deviner sa destination.
L’architecture n’en est pas si imposante et l’hommage aux victimes n’est pas exposé au grand jour comme c’est le cas pour les monuments aux morts nationaux français, anglais ou belge par exemple.
On pense entrer dans ce lieu comme «en passant» et en ressortir tout aussi simplement, car il est accessible facilement, sans volée de marches majestueuse. Mais, dès l’entrée, on reste comme figé, plaqué derrière quelques touristes qui n’osent pénétrer dans cette grande salle d’ombres simplement éclairée d’un halo de lumière, qui plonge, depuis l’oculus central, sur une unique statue de bronze au centre de la salle. Le sol de carreaux noirs et les murs de pierres grises reflètent quelques éclats de lumière triste. Parfois, le soleil couchant, balaie les murs d’un trait de couleur chaude, presque incongrue.
Nous sommes dans le monde en noir et blanc de nos souvenirs d’histoire.
Ici, pas de catafalque en marbre, pas de symbole phallique de la statuaire commémorative, pas d’allégorie de la Patrie triomphante, pas de soldat ou de Christ en gloire ou martyrs ou de Madone illuminée. Pas, non plus, de symbolique épurée comme ces colonnes brisées ressassées à l’envi.
Une «Mère et son Fils Mort» nous font face sans nous regarder.
A quel artiste «décalé» devons-nous de contempler en ce lieu deux corps humains ramassés dans une profonde et douloureuse prostration ?
On comprend mieux en regardant la sculpture de Käte Kollwitz (1867-1945) pourquoi elle a donné lieu à une virulente controverse quand elle a été choisie par le chancelier Helmut Kohl en 1993 pour figurer les victimes des guerres du XXe siècle.
Passons sur les reproches concernant la légitimité d’une femme – à la fois l’artiste en tant que femme et la sculpture représentant une femme – à incarner toutes les victimes de ces guerres. La sculpture de la «Neue Wache» est la réplique, agrandie par le sculpteur Harald Haacke, d’une oeuvre de Käte Kollwitz, réalisée en 1937 mais qui prend pour modèles l’artiste et son fils mort en octobre 1914.
Cette référence induite à la Grande Guerre suffisait à disqualifier l’œuvre aux yeux des tenants de la mémoire des victimes de la Seconde Guerre mondiale et des victimes de la Shoah en particulier qui n’y retrouvaient pas explicitement la mémoire de l’extermination des Juifs.
De plus, la symbolique religieuse qu’on lui associait en la comparant un peu rapidement à une Pietà ajoutait à la controverse.
«Mutter mit totem Sohn», n’est pas une Pietà. Même si Käthe Kollwitz a pu utiliser ce titre dans son journal intime «Die Tagebücher» pour que l’on puisse «visualiser» l’aspect plastique de l’œuvre sans l’avoir sous les yeux.
Réalisée à la fin de la vie de l’artiste alors qu’elle est en grande souffrance morale sous le nazisme, cette sculpture est un condensé, à la fois de sa démarche artistique et de son chemin de vie et de pensée.
Que nous dit-elle ?
Elle nous parle de l’universalité des sentiments humains dans le temps et dans l’espace. Elle nous oblige à regarder l’humain dans son individualité, dans la faiblesse de la souffrance et dans la résistance et la réflexion.
Dans sa volonté à comprendre, c’est une mère qui réfléchit, penchée sur le corps de son enfant qu’elle essaie en vain de ramener en son sein pour le protéger et le soustraire «aux hommes qui n’en ont pas voulu».
Elle nous oblige à nous interroger sur ce qui reste des guerres et des affrontements :
Un parent éploré, ramassé dans sa douleur informe et le corps de la jeunesse, de notre futur, broyé par la cupide folie des hommes.
Une Mère, en l’occurrence, pas une Madone résignée, mais une mère âgée qui ne pourra plus enfanter.
Cette sculpture tardive de l’artiste reprend des thèmes forts de l’œuvre de Käthe Kollwitz, liés à son expérience personnelle : les thèmes de la vieillesse et de la mort, ici celle de son fils qui perd la vie à 18 ans en 1914 au cours des tout premiers mois de la guerre. Quand elle réalise cette œuvre, elle a alors 70 ans, elle est très fatiguée, en exil intérieur depuis l’arrivée au pouvoir des nazis. Elle ressent l’impuissance de l’âge à créer, et le manque d’énergie pour réaliser des œuvres plus grandes.
Cette sculpture n’était pas destinée à la commémoration.
C’est cependant une œuvre de mémoire qu’elle réalise là. Le souvenir douloureux de la perte de son enfant en pleine jeunesse, mort dans une guerre inutile.
Il n’y a rien d’illégitime ou d’incongru dans le choix de cette œuvre pour représenter les victimes de toutes les guerres. Il suffit de connaître le parcours philosophique, artistique et politique de Käthe Kollwitz pour s’en convaincre.
De cette confrontation avec «Mutter mit totem Sohn» de Käthe Kollwitz dans le cadre de la Neue Wache (ou aux musées Käthe Kollwitz à Berlin et à Cologne qui l’exposent également dans son format initial de 38 cm, non moins puissant) surgit la nécessité absolue de chercher au fond de soi, de réfléchir, de penser, d’aller vers cette démarche de l’esprit qui fait notre humanité.
L’œuvre de Käthe Kollwitz nous bouscule au-delà des simples considérations esthétiques.
Maryse Magnier