Le cycle «Guerre»

Parallèlement à ce long travail de commémoration, ces sculptures de deux parents en deuil, prostrés dans leur douleur et leur culpabilité, Käthe Kollwitz entame un cycle de gravures sur le thème de la guerre.

Plus que jamais, elle veut expliquer à elle-même et au monde ce qui a conduit à ce massacre mondial du futur de l’humanité. Elle veut démythifier cette guerre-là mais aussi toutes les guerres et montrer, lucidement et sans artefact, ce qui reste de ces massacres.

Sur ce thème et avec un grand courage, elle va créer une œuvre forte qui aboutira à un cycle de dessins, de gravures, d’estampes et des lithographies qu’elle entame dès janvier 1918.

« Je suis occupée à la réalisation d’une œuvre dont l’idée (…) me travaillait déjà depuis 1914 (…). Jusqu’à maintenant je n’avais que quelques dessins que je n’avais jamais montrés à personne et dessinés dans les larmes. En dehors du fait que je ne pensais pas du tout à des travaux de dessin pendant les prochaines années, il existait encore bien deux autres raisons qui expliquent le fait que je repoussais toujours plus loin cette idée. Tout d’abord la peur de sortir qui résulte de toutes les expériences que j’ai vécues au plus profond de moi (…) et ensuite le sentiment de travail gâché réalisé à l’atelier (…) par rapport à cette vie et à la mort. » Traduit de : Briefe an den Sohn (lettres au fils) du 31.1.1918

Travail qu’elle poursuivra jusqu’en 1922.

Elle a lu les témoignages de témoins directs des horreurs des tranchées, des massacres, de cette immonde boucherie, mais elle ne pourra donner que la vision de «l’arrière», mais celle-ci sera aussi, sinon plus bouleversante que la vision d’artistes comme Dix et Grosz.

Contrairement à d’autres artistes, elle transcende l’expérience personnelle pour aller vers l’universel et appeler à une véritable réflexion pour l’avenir.

Sa démarche ira, au-delà du simple témoignage sur la guerre, vers une représentation du monde dévasté d’après-guerre particulièrement cruel pour l’Allemagne défaite militairement mais également sur le plan moral et éthique.

Les deux feuillets introductifs thématisent le sacrifice que les mères et les soldats volontaires font pendant la guerre. Le premier feuillet représente une mère à laquelle on va arracher son enfant. Cette mère n’offre pas son enfant au sacrifice, soumise au divin comme Abraham. Elle ne le présente pas à l’offrande, elle lui fait un berceau de ses bras mais, dépouillée de son manteau protecteur, elle chancèle. On comprend que l’enfant va lui être arraché.

CG (1) L'OffrandeLe Sacrifice, feuillet 1 de la série „Guerre“,  1922,  gravure sur bois,  Kn 179 (Kl 177) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005

La deuxième gravure du cycle sur la guerre est «Les Volontaires» (1922/23). Elle représente cette hystérie de masse qui s’est emparé des nations. Un groupe de jeunes hommes, parmi lesquels on reconnaît au centre le fils de Käthe Kollwitz, sont happés par le tourbillon d’une danse macabre, scandée par le tambour. Comme en transe, ils suivent aveuglément la figure de la mort.

CG (2) Les VolontairesLes Volontaires, feuillet 2 de la série « Guerre », 1921/22, gravure sur bois, Kn 173 (Kl 178) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005

CG (3) Les ParentsLes Parents, feuillet 3 de la série „Guerre“, 1921/22, gravure sur bois, Kn 174 (Kl 179) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005

La suite de la série met en scène les parents éplorés de fils tombés et la souffrance des femmes que la guerre rend veuves : une femme enceinte et une mère qui s’est suicidée par désespoir en entraînant son enfant avec elle dans la noyade.

CG (4) Veuve ILa Veuve I, feuillet 4 de la série „Guerre“, 1921/22, gravure sur bois, Kn 175 V b (Kl 180 V)
© VG Bild-Kunst, Bonn 2005

CG (5) La Veuve IILa Veuve II, feuillet 5 de la série „Guerre“, 1922, gravure sur bois, Kn 178 (Kl 181) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005

CG (6) Les MèresLes Mères, feuillet 6 de la série „Guerre“, 1921/22, gravure sur bois, Kn 176 (Kl 182) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005

La série se conclut par une œuvre dans laquelle des femmes protègent leurs enfants et refusent désormais de les laisser partir à la guerre. Et la dernière gravure qui montre les effroyables dégâts de la guerre sur les générations avec une mère qui endure pour protéger les plus jeunes.

CG (7) Le PeupleLe Peuple, feuillet 7 de la série „Guerre“, 1922, gravure sur bois, Kn 190 (Kl 183 V) © VG Bild Kunst, Bonn 2005

Suivront une série de lithographies et des gravures extraordinairement impressionnantes dont les plus remarquables sont «Plus jamais de guerre !» et «Les Survivants» :

3_pc_22154_392-1506C86721C05067F60.jpg« Plus jamais de Guerre », 1924, lithographie au crayon et au pinceau (report), Kn 205 III b (Kl 200 III) © VG Bild-Kunst,Bonn 2005

 « Plus jamais de Guerre », 1924

L’été 1924, soit dix ans après le début de la guerre, donna l’occasion à différentes organisations socialistes, républicaines et pacifistes de s’unir pour mettre en garde contre les dangers d’une nouvelle guerre. Ces organisations se réunissaient toutes, comme il avait été défini en 1919 par le mouvement « Plus Jamais de Guerre », le premier week-end d’août pour le dixième anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale, sous ce même mot d’ordre afin de manifester en masse dans toute l’Allemagne.

(La « Ligue des anciens combattants pour la paix » fondée par des intellectuels républicains de gauche tels que Kurt Tucholsky et Carl von Ossietzky après la guerre définit dès sa création en 1919 que chaque année seront organisés au premier week-end d’août de grands rassemblements pour la commémoration du déclenchement de la guerre le 1er août 1914 afin d’inciter les gens à œuvrer dans le sens de la paix. Le mouvement « Plus jamais de guerre », fut dissout après 1924.) 

Pour la Jeunesse Ouvrière Socialiste, organisatrice de la Journée de la Jeunesse Allemande, Käthe Kollwitz créa cette affiche montrant un jeune, la main gauche posée sur le cœur et la droite élevée au serment, qui s’écrit « Plus jamais de guerre ».

(Il est possible que Käthe Kollwitz se soit référée à un événement précis pour figurer le serment avec la main levée. En effet, un fonctionnaire de la Jeunesse ouvrière, Max Westphal, avait, lors de la première Journée de la jeunesse initiée par la Jeunesse Ouvrière socialiste d’Allemagne à Weimar en 1920, levé le seul bras que la guerre ne lui avait pas emporté et s’était écrié, à la fin de la grande manifestation au théâtre national, d’une voix claire et passionnée : « Plus jamais de guerre ! ».)

Que reste-t-il après la guerre, un pays qui a perdu ses forces vives, tous ces jeunes hommes tombés au front. Ceux qui ont survécu sont handicapés physiquement et/ou psychologiquement. Les plus anciens, trop vieux, sont culpabilisés de n’avoir pas protégé leurs enfants. Seule une mère continue d’endurer pour préserver le futur, ces jeunes enfants, le plus souvent orphelins, trop jeunes pour reconstruire.

C’est le message que nous délivre Käthe Kollwitz à travers l’affiche qu’elle réalise pour une association pacifiste des Pays-Bas.

kollwitz11Käthe Kollwitz, Les Survivants, 1923, lithographie au crayon et à la technique de grattage (report), Kn 197 II b 2 (Kl 184III) © VG Bild-Kunst, Bonn 2005

Maryse Magnier