Des Vivants au Mort

15 janvier 1919

Gedenkblatt-Karl-Liebknecht (1)

Mémorial à Karl Liebknecht

Aujourd’hui, les cheminots sont en grève. Contre le gouvernement Ebert-Scheidemann. Ceux du métro aussi font grève aujourd’hui, pour leurs salaires.

Ça n’a pas été facile d’aller jusqu’à l’atelier. Le quartier de Moabit est bouclé. Les ponts sont gardés par des soldats armés de grenades. Ils fouillent les gens à la recherche d’armes.

On sent nettement un vent contre-révolutionnaire. Hoetzsch* et Traub** ont pris la parole au cirque Busch. Le drapeau noir-blanc-rouge est déployé. « Salut à toi, couronné des lauriers de la victoire » et « Deutschland ! Deutschland über alles !

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Freiheit parle de la façon monstrueuse dont on traite les prisonniers de la ligue spartakiste.

16 janvier 1919

Lâche et révoltant assassinat de Liebknecht et de Luxemburg.

19 janvier 1919

Dimanche. Les élections. J’ai voté pour la première fois. J’y suis allée avec Karl. Hans est allé voter plus tard tout seul, car le matin il était à l’hôpital militaire. Pour lui aussi, c’était la première fois.

Je me faisais une joie de cette journée, et maintenant qu’on y est, je suis à nouveau partagée et indécise. J’ai voté pour les Socialistes majoritaires. Pas pour la personne de Scheidemann, qui était en tête de liste. Mais pour l’idée que représente le socialisme majoritaire. Je sens que je suis plus à gauche, mais je ne peux pas voter indépendant ne serait-ce que parce que Eichhorn est candidat.

Hier soir, j’étais chez Einstein : une réunion avec Helene Stöcker, Nicolai et un avocat en vue de créer une ligue des droits de l’homme.

Pour contester la dictature militaire brutale et protester contre l’assassinat des dirigeants. Alex Bloch.

L’avocat nous a raconté qu’un fils de Liebknecht avait refusé tout le temps de la guerre de manger plus que sa ration réglementaire. On retrouve là chez lui le même sens rigide et inflexible de la justice que son père avait.

On dit aussi que Liebknecht descendrait de Luther du côté paternel.

Une jeune spartakiste est recherchée par la police.

On rapporte des choses affreuses sur les actes de violence de la Garde Blanche.

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Samedi 25 janvier 1919

Aujourd’hui, c’est l’enterrement de Karl Liebknecht et de 38 autres Spartakistes fusillés.

J’ai obtenu le droit de le dessiner, je suis allée tôt à la morgue. Il était exposé dans la chapelle ardente à côté des autres cercueils. Le front criblé de balles, ceint de fleurs rouges, le visage fier, la bouche entrouverte tordue par la douleur. On pouvait lire comme de l’étonnement sur son visage. Ses mains reposaient sur ses cuisses et il avait quelques fleurs rouges sur sa chemise blanche. Il y avait là plusieurs personnes que je ne connaissais pas. Karl, Hans et Stan étaient avec moi. Stan dessinait aussi. Ensuite, je suis rentrée avec mes dessins et j’ai essayé d’en faire un, meilleur, qui en soit la synthèse.

Lise est allée en ville pour suivre le cortège. L’énorme cortège de manifestants constamment dévié – tout le centre ville était bouclé par la Garde Blanche – a défilé jusqu’à la Bülowplatz en passant par Moabit. De là, il devait continuer jusqu’à Friedrichshain. Lise n’est pas allée plus loin. A partir de Friedrichshain, le défilé a suivi les cercueils.

Comme toutes ces mesures sont hypocrites et mesquines. Quand Berlin – une grande partie de Berlin – veut enterrer ses morts au combat, cela n’a rien de révolutionnaire ! Même entre les batailles il y a des heures de répit pour inhumer ses morts.

C’est indigne et provoquant d’ infliger ce déploiement militaire à ceux qui accompagnent Liebknecht au tombeau. Et c’est un signe de faiblesse de la part du gouvernement d’être obligé de tolérer cela.

Quand nous étions encore à la morgue, une vieille femme prolétaire s’est présentée. Ne pourrait-elle pas une dernière fois voir la dépouille ? Combien de gens comme elle suivent ces cercueils ! Stan nous a dit que maintenant elle est parfois abordée par des gens du groupe Spartakus. Récemment, une jeune femme lui a pris la main en lui disant : « Vous vous rappelez quand nous avons attaqué Vorwärts ? »

Une communauté éclatée, a dit Stan. Une communauté éclatée qui se terre, qui fuit.

Karl a assisté à tout le défilé. C’était bouleversant de voir une telle foule avec la même expression sur le visage.

Stan est allée au cimetière. On les a enterrés dans une fosse commune.

Pour Rosa Luxemburg, il y avait un cercueil vide à côté de celui de Liebknecht.

Zietz, Hoffmann, Levi et Breitscheid ont pris la parole. Quel supplice, tout ce tapage public pour la femme de Liebknecht ! Elle s’est évanouie.

Un monde fou se pressait autour de la tombe. Les gens se poussaient, se disputaient pour être devant

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Octobre 1920

En tant qu’artiste j’ai le droit de puiser dans tout ce réservoir d’émotions, de m’en imprégner pour ensuite le restituer. J’ai ainsi donc le droit de représenter l’adieu des ouvriers à Liebknecht, de le leur dédier même, sans pour autant être sur la ligne politique de Liebknecht.

(En 1920, Käthe Kollwitz réalise une gravure sur bois                                                    « Die Lebenden dem Toten », mémorial à Karl Liebknecht).

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Le 3 décembre 1914, Käthe Kollwitz écrivait dans son Journal :

 « Hier, a eu lieu la deuxième séance du Reichstag pour le vote des nouveaux crédits de guerre. Cette fois encore, tous les partis ont parlé d’une même voix –

seul Liebknecht est resté ostensiblement assis ».

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Extraits du Journal de Käthe Kollwitz, paru en 2019 aux éditions « L’Atelier Contemporain » sous le titre « Il faut pourtant que je travaille », traduit de l’allemand par Sylvie Pertoci. Titre original « Die Tagebücher, 1908-1943 » éditions btb

N.B. Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont enterrés au cimetière de Berlin-Friedrichsfelde

*Otto Hoetzsch (1876-1946) Historien, homme politique conservateur, député au Reichtag de 1920 à 1923.

** Gottfried Traub (1869-1956) Pasteur, homme politique nationaliste, député du Parti National du Peuple Allemand (DNVP) au Reichstag de 1919 à 1920